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Le pape Jean XXII était-il hérétique ?

Jean XXII, pape d’Avignon de 1316 à 1334 est l’objet d’un grand nombre de confusions tant chez des catholiques traditionalistes que chez des non-catholiques. On lit ainsi sans plus de précision sur le blog de l’abbé Guy Pagès que ce pape était tout bonnement hérétique ; de même, on lit dans un article d’un blog orthodoxe : « Le pape Jean XXII, dans une bulle fameuse, lancée ex cathedra[1] et avec solennité, avait décidé, par une réminiscence de la doctrine orthodoxe, que la vision béatifique n’aurait lieu qu’après le jugement dernier, lorsque le sort des justes serait irrévocablement fixé par le décret du Juge souverain, Jésus-Christ. » Si une telle assertion était vraie, elle contredirait formellement plusieurs dogmes de foi catholique parmi lesquels l’infaillibilité pontificale définie par le Concile Vatican I dans la constitution dogmatique Pastor Aeternus ainsi que celui de l’immédiateté de la jouissance de la vision béatifique sitôt l’âme défunte entrée en Paradis telle que définie par Benoît XII (1334-1342) dans la bulle Benedictus Deus.
Afin de comprendre ce qu’il en est véritablement nous donnerons dans cet article les principaux textes mis en cause de Jean XXII puis nous verrons en quoi l’enseignement produit par ce pape ne peut pas être qualifié d’hérétique et ne relève pas non plus du Magistère.

Les textes mis en cause

Infirmons dès à présent l’assertion du blog orthodoxe : non, Jean XXII n’a pas émis de bulle au sujet du moment de l’entrée des saints et des bienheureux dans la vision béatifique ; non, il ne l’a pas non plus fait « avec solennité », et non, il ne l’a encore moins fait ex cathedra.
En vérité, Jean XXII, comme on le voit dans le recueil de ses sermons conservé à Paris, était un pape d’une certaine érudition, qui aimait à traiter des diverses controverses théologiques de son temps devant un auditoire composé de clercs, prélats et cardinaux à l’occasion des grandes fêtes religieuses. Certains détails sur les conditions des âmes passées dans l’au-delà avant la résurrection de la chair étant de son temps encore sujette à débat (les Eglises Grecques repoussant par exemple la vision béatifique après la résurrection des morts), il ne manqua pas à son habitude et s’exprima sur ce sujet principalement au cours de trois sermons ; suivent ses propos :

  • A la Toussaint 1331, à Notre-Dame-des-Doms d’Avignon, soutenant que les saints du ciel jouissent de la vision de l’humanité du Christ mais non pas de la vision béatifique qui consiste à voir la divinité face à face, Jean XXII s’exprimait en ces termes : « Ainsi donc, avant le jour du jugement les saints sont sous l’autel, c’est-à-dire sous la protection et la consolation de l’humanité du Christ, mais après le jour du jugement, Jésus-Christ les fera monter sur l’autel, en les élevant à la vision de la divinité même. » Sermo in die omnium sanctorum factus per dominum Johannem papam XXII, A. D. 1331, dans un manuscrit du XIVème siècle conservé à la bibliothèque de l’université de Cambridge, ms. LI, III, 10, fol. 3 sq.
  • Le troisième dimanche de l’Avent de la même année : « tota merces nostra visio est », « la vision [béatifique] est tout notre salaire » aussi convient-il selon lui qu’elle ne soit accordée qu’à l’homme tout entier, âme et corps réunis, donc pas avant la résurrection des morts. Suit une argumentation basée sur les paraboles évangéliques et diverses sentences tirées des Pères, principalement de saint Augustin.
    Toutefois, émettant quelque réserve, il déclarait aussi dans ce même sermon : « Dico cum Augustino, quod si decipior hic, qui melius sapit corrigat me. Michi aliud non videtur nisi ostenderetur determinatio ecclesie contraria vel auctoritates sacre scripture quae hoc clarius dicerent quam dicant supradicta. » Ce qui signifie : « Je parle en accord avec saint Augustin, mais si je me trompe, que quelqu’un de plus savant me corrige. Moi je ne vois pas autre chose excepté si on me montrait une définition contraire de l’Eglise ou de quelque autorité de l’Ecriture sainte s’exprimant plus clairement sur ce sujet que celles citées précédemment » (loc. cit. folio 10). Il s’exprime donc ici comme théologien, effectuant un travail d’exégèse biblique et patristique afin de soutenir une thèse ; non en tant que dispensateur du Magistère ayant autorité comme nous le redirons plus loin.
  • Enfin le 5 janvier 1332, veille de l’Epiphanie : « Dieu, ai-je dit, n’est pas plus prompt à damner qu’à rétribuer ou à récompenser ; il ne damnera pas les méchants tant qu’il n’aura pas récompensé les bons. Mais nous avons vu qu’avant le jour du jugement, les bienheureux n’iront pas à la vie éternelle ; de même donc, avant le jour du jugement, les méchants n’iront pas au supplice éternel, à l’enfer où il y aura des pleurs et des grincements de dents. »

Un Pape hérétique ?

En voyant cela, on peut se demander si Jean XXII n’est pas effectivement tombé dans l’hérésie en tenant de tels propos.
En premier lieu rappelons la définition du mot « hérétique ». D’après le catéchisme de l’Eglise catholique, l’hérésie « est la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité. » (CEC, n° 2089)
Deux distinctions sont à faire ici entre le cas théorique de l’hérésie tel que défini ci-dessus et le cas du Pape Jean XXII. Premièrement l’erreur ne doit pas être confondue avec la « négation obstinée de la vérité », il est en effet possible pour tout un chacun de se tromper par moments tout en étant de bonne foi, par exemple au sujet des implications précises de quelque article spécifique du Credo. Pour qu’une telle erreur devienne blâmable, elle doit supposer que celui qui la professe connaît la vérité, et ceci nous amène à la deuxième distinction, à savoir que l’erreur en question doit se faire au sujet d’articles de foi devant « être crus de foi divine et catholique ». Or ces conditions n’étaient pas remplies dans le cas du pape Jean XXII. De son temps, en effet, l’avis commun était effectivement que les saints et les bienheureux jouissaient de la vision béatifique sitôt après qu’ils étaient entrés au Paradis mais aucun Concile ni aucun pape ne s’était prononcé définitivement sur le sujet ; il n’y avait donc aucune obligation morale pour tout bon catholique de croire de foi divine et catholique qu’une telle assertion était vraie. Ce n’est qu’après la mort de Jean XXII que le débat sera tranché par son successeur immédiat, le pape Benoît XII.

Un Magistère faillible ?

Si le pape n’était pas hérétique, toujours est-il que son enseignement était théologiquement erroné. Mais le pape n’est-il pas censé être détenteur et dispensateur du Magistère infaillible ?, c’est-à-dire de cet organe de l’Eglise « chargé d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise, [et] dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus-Christ » (Dei Verbum, II, 10) ? N’y a-t-il pas là contradiction, ou ne sommes-nous pas du moins en face d’un enseignement magistériel se trouvant être erroné et donc faillible ? En vérité il n’en est rien.
Premièrement, qu’est-ce concrètement que le Magistère ? C’est l’enseignement dispensé par les autorités légitimes de l’Eglise, par ceux ayant reçu le pouvoir du Christ de « lier et de délier » c’est-à-dire le pape et les évêques en communion avec lui, successeurs des Apôtres. Mais cela n’est pas tout. Cet enseignement doit de plus être produit au nom de Jésus-Christ et comme ayant autorité : il est le prolongement de l’enseignement dispensé par le Christ durant son ministère terrestre, explicité par la bouche des pasteurs, ses ministres. Il faut donc bien comprendre que le moindre propos tenu par un évêque ou un pape ne relève pas du Magistère de l’Eglise. Pour que cela soit le cas, l’évêque doit parler en vertu de sa fonction, en souhaitant dispenser au nom de l’Eglise et avec autorité une vérité touchant à la foi, à la morale ou au gouvernement de l’Eglise. Par conséquent, si d’aventure il se trouvait que le Souverain Pontife lui-même envisageât une proposition théologique émise dans un de ses sermons comme potentiellement fausse, alors de toute évidence on ne pourrait en aucun cas considérer une telle proposition comme relevant du Magistère puisque manifestement son défenseur lui-même ne lui reconnaît pas d’autre poids que celui que lui donnent les arguments d’ordre scripturaire ou patristique émis en sa faveur, et non pas l’argument d’autorité du Vicaire du Christ qui l’enseigne infailliblement. C’est dans ce cas précis que se trouvait le pape Jean XXII. Nous avons déjà relevé plus haut qu’au cours de son deuxième sermon, le Souverain Pontife demandait lui-même à ce qu’on le corrige si on trouvait des arguments scripturaires ou patristiques penchant en faveur de la thèse inverse. D’autres indices historiques rendent d’autant plus probante cette théorie :

  • Dans une lettre adressée au roi de France Philippe VI le Valois datée du 18 novembre 1333, Jean XXII déclarait : « Comme plusieurs fois dans ses écrits, saint Augustin a parlé de cette question en hésitant, et qu’il semble y avoir eu variété d’opinions sur ce point, non seulement chez ce Père, mais chez beaucoup d’autres docteurs, nous avons cru, dans l’intérêt même de la vérité, devoir traiter ce sujet dans nos sermons, sans rien dire de notre fond, mais en alléguant des textes de l’Écriture et des Pères, surtout de ceux dont l’Eglise a sanctionné les écrits. Beaucoup de cardinaux et d’autres personnages ont prêché, devant nous et ailleurs, le pour et le contre sur cette question ; plusieurs fois même, on l’a discutée à notre cour en présence de prélats et de théologiens, tout cela pour mieux parvenir à la pleine connaissance de la vérité. » Denifle, Chartularium universitatis parisiensis, p. 426.
  • De même, une assemblée des plus éminents théologiens du temps réunie à Paris le 19 décembre 1333 au château de Vincennes par le roi de France déclarait ceci dans une lettre adressée au pape : « Quant à cette question, où Votre Sainteté a montré tant de savoir et de subtilité, en rassemblant pour l’une des parties des autorités plus nombreuses et plus fortes qu’aucun docteur ne nous parait en avoir apporté jusqu’ici, le tout cependant, nous a-t-on dit, sous forme d’exposition, sans déterminer ni même affirmer ou soutenir fermement quoi que ce soit, nous supplions vivement Votre Béatitude, en toute humilité et respect, de daigner la trancher, en confirmant par une définition la vérité du sentiment dans lequel a toujours été entretenue la piété du peuple chrétien que vous gouvernez. » Denifle, op. cit., p. 429 sq. Les contemporains du pape font ici une nette distinction entre l’« exposition » des arguments en faveur d’une des partie faite par Jean XXII ; et une potentielle future « définition » par laquelle il « trancherait » la question.
  • Dans le procès-verbal du consistoire du 28 décembre 1333, Jean XXII affirmait encore : « De peur qu’on ne puisse mal interpréter nos sentiments, et prétendre que nous avons pensé ou pensons quelque chose de contraire à la sainte Ecriture ou à la foi orthodoxe, nous disons et nous protestons expressément que, dans la controverse relative à la vision des âmes, tout ce que nous avons dit, allégué ou proposé dans nos sermons et nos conférences, nous l’avons dit, allégué et proposé en entendant ne rien déterminer, décider ou croire qui fût en aucune façon opposé à la sainte Ecriture ou contraire à la foi orthodoxe, mais seulement tenir et croire ce qui peut et pouvait être conforme à la sainte Écriture et à la foi catholique. Que si par hasard il se trouvait dans ces sermons ou conférences des idées qui fussent ou parussent tant soit peu en opposition avec la sainte Ecriture et la foi orthodoxe, nous disons et affirmons qu’il n’était pas dans notre intention d’agir ainsi, et nous révoquons le tout expressément, renonçant à tenir ces points et à les défendre pour l’avenir comme pour le présent. » Denifle, op. cit., p. 437 sq. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’ici Jean XXII met exactement sur le même plan les propos qu’il a pu tenir dans des « sermons » et dans de simples « conférences », indice qu’il n’apportait pas plus d’importance aux uns qu’aux autres, et qu’à la vérité il se servait de ses sermons plus pour émettre ses avis de théologien privé que pour engager le Magistère et enseigner en tant que pape, c’est-à-dire en temps que Vicaire du Christ et à la manière du Christ, i.e. « comme ayant autorité » (cf. Matthieu 7 : 29).
  • Enfin, à la veille de sa mort, retractant purement et simplement ses déclarations antérieures il professait dans la bulle Ne super his du 3 décembre 1334 : « Nous déclarons comme suit la pensée qui est et qui était la nôtre. […] Nous croyons que les âmes purifiées séparées des corps […] voient Dieu et l’essence divine face à face […]. Mais si de façon quelconque sur cette matière autre chose avait été dit par nous, […] nous affirmons l’avoir dit ainsi en citant, en rapportant, mais nullement en déterminant ni même en y adhérant. » Pour quelque exagérée que soit cette dernière prétention à n’avoir pas même soutenu la théorie de la vision béatifique différée au jugement dernier, on comprend néanmoins que le pape n’avait jamais considéré ses propres propos comme relevant du Magistère mais bien comme la simple exposition d’une opinion théologique sujette à discussion.

Dès lors, comme nous le voyons clairement, le pape se positionne en tant que théologien privé mettant à profit son érudition personnelle pour argumenter en faveur d’une thèse théologique dans le cadre d’une controverse. Dans de pareilles circonstances on ne saurait en aucun cas attribuer au Magistère de l’Eglise l’expression de cette proposition erronée mais seulement à la personne privée de Jean XXII, en dehors du cadre de l’exercice de son Magistère pontifical.

Conclusion

Pour conclure, on retiendra simplement que, contrairement à ce que certains prétendent à tort, le pape Jean XXII n’était pas hérétique au sens moderne du mot ; et que l’enseignement erroné qu’il a pu dispenser un temps avant de se retracter, ayant eu lieu dans le cadre d’une controverse théologique où chaque parti argumentait sur des bases scripturaires et patristiques et non en vertu de l’autorité de la personne argumentant (en l’occurrence le Vicaire du Christ), ne peut en aucun cas être regardé comme faisant ou ayant fait partie du Magistère de l’Eglise mais doit plutôt être considéré comme l’expression de l’avis personnel du pape, s’exprimant en tant que théologien privé.

Sources et notes

[1] : « Le Pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par toute l’Église, jouit, par l’assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue son Église, lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi et les mœurs. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. » Premier Concile œcuménique du Vatican, constitution dogmatique Pastor Aeternus, chapitre 4.

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