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Une Défense de la Théologie Classique, Partie III: Une critique du Scientisme et du Naturalisme

Ces vidéos sont des traductions, remaniées, commentées et étendues, de vidéos faites par le youtubeur Mathoma. Un grand merci à Nihil pour le travail de traduction et de montage.

Dans cette vidéo, j’aimerais examiner deux idées qui apparaissent inévitablement dans les discussions sur la théologie naturelle ; à savoir le scientisme et le naturalisme. Le scientisme étant souvent utilisé comme un terme péjoratif, peu de gens se revendiquent activement « scientistes » ; mais le terme fait référence à une thèse réelle et bien définie. Le naturalisme, lui, est assez mal défini et varie selon le philosophe ou la tradition que vous lisez. Pour autant que je puisse en juger, dans de nombreux cas, il représente simplement une sorte de tempérament, de vague sentiment ou de préférence personnelle ; ce qui ne serait pas susceptible d’être attaqué ou défendu par une argumentation philosophique. C’est-à-dire qu’il s’agit souvent d’une sorte de flou philosophique. Mon but dans cette vidéo n’est donc pas de passer en revue chaque variante du naturalisme et de les critiquer une par une, ce qui serait aussi laborieux que de passer en revue toutes les variantes du libéralisme et de les attaquer une par une. Mon but est plutôt d’essayer de critiquer les thèmes naturalistes communs dans leur rapport avec la théologie naturelle, en particulier dans la manière dont ils servent à renforcer l’athéisme et à servir de « tremplin sûr » pour les polémiques anti-théologiques et anti-théistes dans le discours populaire (ou du moins, c’est ce que les naturalistes pensent).

Commençons par le scientisme, qui est la thèse selon laquelle la seule vraie connaissance est celle qui est acquise par les sciences empiriques. Quelqu’un pourrait essayer de défendre cette thèse de la manière suivante : « Il semblerait au premier abord qu’une telle thèse soit vraie, puisque depuis les années 1600 environ, la science a proliféré de manière assez impressionnante et il y a eu beaucoup de bons travaux dans ce domaine. Ce sont les sciences empiriques qui nous ont donné l’ordinateur même que j’utilise, l’Internet, le téléphone, la télévision, la pénicilline, la médecine moderne, la capacité de produire de la nourriture à bon marché et en grande quantité, de mettre des satellites dans l’espace, de mettre l’homme sur la Lune, etc. Bien qu’un scientifique ne prétende pas avoir des connaissances certaines, comme pourrait le prétendre un mathématicien, la science possède des disciplines telles que la physique, la chimie et la biologie, qui cherchent continuellement à en apprendre davantage sur la nature et à s’appuyer sur ce qui a été fait auparavant, et qui constituent donc une véritable entreprise de progrès. D’autre part, les domaines qui ne relèvent pas des sciences empiriques, comme la littérature, la musique, la philosophie, la théologie, peuvent tous produire des choses intéressantes en soi ; mais ils ne produisent jamais de connaissances. Tout ce qu’ils font, c’est tourner en rond autour de leur sujet et proposer des idées différentes, mais ses experts ne peuvent jamais se mettre d’accord sur ce qu’ils savent. Il n’y a pas eu de progrès dans ces domaines, juste des façons différentes de parler des choses. Avons-nous vraiment répondu à des questions telles que « Dieu existe-t-il ? », « Qu’est-ce qu’une bonne vie ? », ou « Comment puis-je savoir des choses ? » mieux que Platon ? Je ne vois pas de réponses à ces questions, mais je peux voir toute cette technologie autour de moi, et il semble donc que les sciences empiriques soient le meilleur moyen d’acquérir des connaissances sur la nature. ». Formulons cet argument ainsi :

  • Prémisse 1 : Les sciences empiriques sont le meilleur moyen d’acquérir des connaissances et aucun autre domaine ou méthode n’a eu autant de succès que les sciences empiriques.
  • Conclusion 1 : Par conséquent, la seule connaissance fiable est celle qui est acquise par les sciences empiriques.
  • Prémisse 3 : Les domaines tels que la théologie, la théologie philosophique ou naturelle, et la philosophie (au sens large) ne sont pas des sciences empiriques.
  • Conclusion 2 : Par conséquent, les domaines tels que la théologie, la théologie philosophique ou naturelle, et la philosophie ne peuvent pas produire de connaissances fiables.

Que devrions-nous penser d’un tel argument ? Tout d’abord, notons qu’il est formellement invalide, en ce sens que même si la prémisse 1 était vraie, la conclusion 1 ne suivrait tout simplement pas.

On peut facilement y remédier en insérant une prémisse 2 du genre :

  • 2 :  Si un domaine a eu le plus grand succès relatif dans l’acquisition de connaissances, alors il doit être le seul moyen d’obtenir des connaissances.

Il semblerait maintenant que l’argument soit au moins formellement valable, en ce sens que si les prémisses 1 et 2 étaient vraies, alors oui, la conclusion 1 serait vraie.

Cependant, la prémisse 2 n’est pas du tout évidente. Comment le scientiste peut-il prétendre pouvoir établir une telle proposition ? Il est certainement concevable que l’énorme réussite des sciences empiriques tienne peut-être au fait qu’elles n’étudient qu’un sous-ensemble approprié de la réalité, et que les parties qu’elles omettent nécessitent des méthodes pour obtenir des connaissances à leur sujet qui ne sont simplement pas « plus de science empirique ». Par exemple, je soutiens que les sciences empiriques, telles qu’elles sont généralement conçues, ne produisent pas de connaissances sur ce qu’est une bonne pratique scientifique ; non pas parce qu’elles sont défectueuses d’une manière ou d’une autre, mais simplement parce qu’elles ne s’intéressent pas à ces choses-là. De telles connaissances seraient obtenues par la philosophie des sciences ou l’éthique. En outre, les sciences empiriques, même si elles sont couronnées de succès, n’étudient pas les objets mathématiques ; et nous disposons de méthodes pour obtenir des connaissances sur les objets mathématiques, telles que le raisonnement abstrait et la preuve mathématique, qui ne sont pas des expériences ou des « observations » scientifiques. Le statut ontologique même des objets mathématiques n’est pas quelque chose sur lequel les sciences empiriques peuvent nous informer : ce doit être pris comme une hypothèse. Donc si nous avons des connaissances sur leur statut ontologique, et je pense que nous en avons, ces connaissances doivent être au-delà de la portée de ce que les sciences empiriques produisent. Encore une fois, ce n’est pas un défaut des sciences empiriques, c’est juste un domaine d’enquête dont elles ne s’occupent pas ; une limitation méthodologique qu’elles s’imposent à elles-mêmes afin de concentrer leur attention sur l’acquisition de connaissances sur une certaine partie de la réalité. C’est tout à fait normal, il ne faut seulement pas que cela se transforme en une revendication sur la façon dont toutes les connaissances sont obtenues.  La raison pour laquelle un domaine de recherche connaît une grande réussite peut être qu’il sélectionne seulement un très petit aspect de la réalité à étudier, tel que le facilement quantifiable ou abstractible, et qu’il construit beaucoup de connaissances et un grand succès technologique à partir de cela. Mais son succès ne signifierait pas qu’une telle méthode est le seul moyen d’acquérir des connaissances, simplement qu’elle est très efficace pour accomplir la tâche spécialisée qu’elle accomplit, à savoir acquérir des connaissances sur les aspects quantitatifs de la réalité. Sauf que nous avons d’excellentes raisons de penser que la réalité n’est pas totalement quantitative, parce que nous expérimentons des choses qualitatives comme les couleurs, les odeurs et les sons, tout le temps dans notre expérience quotidienne. Par conséquent, les techniques qui se concentrent uniquement sur le quantitatif ne sont pas censées fournir des connaissances sur les parties non-quantitatives de la réalité, même si elles ont un grand degré de succès matériel ; d’autres méthodes sont nécessaires pour acquérir des connaissances sur ces aspects, par exemple l’expérience directe. Pour en venir à la première prémisse, si je me basais uniquement sur les résultats historiques, les mathématiques, et non la science empirique, seraient les mieux placées pour produire le plus de connaissances et avoir le plus de succès, car elles produisent des connaissances certaines, et non de simples hypothèses comme dans les sciences empiriques, qui n’ont qu’une valeur historico-probabiliste. Il semblerait donc que dans cet argument, les deux prémisses soient fausses, le rendant invalide. C’est la principale défense du scientisme que j’ai vue ; l’appel au progrès historique de la science, et lorsque nous expliquons ce qui se passe ligne par ligne, cet argument est en fait plutôt mauvais.

Supposons que le scientiste concède que l’argument n’est pas valable et qu’il choisisse plutôt de considérer la thèse scientiste comme une sorte de « croyance fondamentale », que nous nommerons (S) (pour scientisme) :

  • Thèse (S) : La seule connaissance est celle qui est acquise par les sciences empiriques.

On peut supposer que la personne qui fait cette thèse prétend le savoir et donc, par sa propre thèse, doit avoir acquis ce savoir par le biais des sciences empiriques. Mais les sciences empiriques ne nous disent pas que la seule façon d’acquérir des connaissances fiables est de passer par les sciences empiriques. Aucune partie de la physique ou de la chimie, ou de quoi que ce soit d’autre, ne dit que « la seule façon d’avoir des connaissances fiables est de passer par les sciences empiriques ». Pour le dire clairement :

  • 1 : Si quelqu’un connaît (S), alors il doit l’avoir appris par les sciences empiriques.
  • 2 : Les sciences empiriques n’enseignent pas (S), donc il ne peut pas l’avoir appris par les sciences empiriques.
  • Conclusion : Par conséquent, quelqu’un ne peut pas connaître (S).

Comme nous le voyons, cette thèse s’autodétruit et il n’y a aucune raison de la prendre au sérieux : chaque fois qu’une personne fait cette affirmation, elle ne peut en fait pas vraiment le savoir selon ses propres critères. Le scientisme est une illusion, un fantasme bizarre qui fait de la science quelque chose qu’elle ne pourra jamais être.  Se présentant comme le paradigme de la rationalité, il est en fait incohérent ; incapable en principe d’être défendu d’une manière conforme à ses propres scrupules épistémologiques.  Il va sans dire que cela n’implique en aucune façon une critique de la science elle-même.  Qu’un homme reconnaisse qu’il y a beaucoup de belles femmes dans le monde n’implique pas qu’il ne pense pas que sa propre femme est belle.  De même, dire qu’il existe des sources de connaissance tout à fait rationnelles et objectives autres que la science n’engage pas à nier que la science est une source de connaissance. Le mieux que les scientistes puissent faire à ce stade est de maintenir leur thèse par un pur exercice de la volonté, en y croyant par séduction et non par argumentation philosophique. Mais nous avons d’excellentes raisons de dire que cette thèse est fausse en plus d’être auto-contradictoire : nous disposons en effet de connaissances extrêmement fiables dans des domaines comme les mathématiques, qui, pour rappel, sont nécessaires dans la pratique scientifique réelle, et nous disposons de faits concernant l’expérience quotidienne, comme l’identité du président des États-Unis, qui ne sont pas obtenus par des sciences empiriques, mais qui restent des connaissances fiables, et qui sont même souvent plus fiables que ce que les sciences empiriques produisent, par exemple en biologie ou en psychologie. Donc :

  • 1 : Si (S) était vrai, alors les mathématiques et l’expérience quotidienne ne pourraient pas produire de connaissances.
  • 2 : Mais les mathématiques et l’expérience quotidienne produisent des connaissances.
  • Conclusion : Par conséquent, (S) est faux.

Ce que le scientiste veut faire, c’est dire que les sciences empiriques représentent un domaine autonome d’enquête rationnelle, et le seul qui génère des connaissances à l’exclusion des domaines comme la philosophie, la théologie, etc. (certains naturalistes veulent penser que la philosophie est en continuité avec les sciences, mais c’est une autre histoire). Sauf que l’idée que les sciences empiriques soient un domaine d’enquête rationnelle autonome pose de sérieux problèmes. Par exemple, une chose que les sciences empiriques ne peuvent pas faire, c’est dire pourquoi elles sont une enquête rationnelle. Si elles le pouvaient, elles éviteraient la question puisque leur rationalité, qui est la chose à prouver, devrait d’abord être présumée pour le démontrer. Les sciences empiriques importent également de nombreux concepts tels que « existence », « cause », « objet physique », « changement », « nature », qui nécessitent un point de vue extra-scientifique pour être établis, comme la métaphysique ou la philosophie de la nature. En outre, les sciences empiriques ne peuvent pas se prononcer sur certaines questions concernant les objets posés par leurs théories, par exemple : « est-ce que le réalisme est vrai ? », ou « est-ce que l’instrumentalisme est vrai ? », ou quoi que ce soit d’autre. C’est ici le terrain de la philosophie des sciences, et non de la science empirique. À mon avis, les scientistes et les naturalistes doivent assumer un certain degré de réalisme scientifique s’ils veulent faire leurs revendications, et la position réaliste doit être établie au niveau de la philosophie des sciences et non de la science empirique. Les sciences empiriques ne peuvent pas non plus dire si le réalisme en général est vrai ou faux, c’est-à-dire s’il existe des objets abstraits comme les universaux, les propositions, etc. C’est une autre question qui doit être débattue au niveau de la métaphysique, et non des sciences empiriques, mais qui a une incidence directe sur ce que nous disons que les sciences empiriques font ; soit qu’elles étudient des essences ou natures réelles, comme le suggérerait le réalisme, soit des choses radicalement individualisées, sans essence ni nature communes, qui se regroupent seulement sous un nom commun, comme le suggérerait le nominalisme, soit quelque chose d’autre. Les sciences empiriques ne répondent pas à ces questions et ne peuvent même pas, en principe, y répondre, car ces questions sont logiquement antérieures à toute recherche empirique ; c’est-à-dire que l’on doit d’abord avoir une réponse avant de commencer à faire des affirmations sur la nature exacte de sa recherche et de ce qu’elle apporte. Car la recherche scientifique elle-même repose sur un certain nombre d’hypothèses philosophiques : qu’il existe un monde objectif extérieur à l’esprit des scientifiques ; que ce monde est régi par des régularités causales ; que l’intellect humain peut découvrir et décrire avec précision ces régularités ; et ainsi de suite. Puisque la science présuppose ces choses, elle ne peut pas tenter de les justifier sans argumenter en rond. Et si elle ne peut même pas établir qu’elle est une forme d’enquête fiable, elle peut difficilement établir qu’elle en est la seule forme fiable. Ces deux tâches nécessiteraient de « sortir » complètement de la science et de découvrir à partir d’un point de vue extra-scientifique que la science transmet une image exacte de la réalité – et dans le cas du scientisme, que seule la science le fait. Il y a aussi la question de savoir comment interpréter ce que la science nous dit sur le monde. Par exemple, le monde est-il fondamentalement constitué de substances ou d’événements ? Qu’est-ce qu’une « cause » ? N’y en a-t-il qu’une seule sorte ? Aristote soutenait qu’il y en avait au moins quatre. Quelle est la nature des universaux auxquels les lois scientifiques font référence – les concepts comme le quark, l’électron, l’atome, etc. Existent-ils en plus des choses particulières qui les instancient ? Les découvertes scientifiques peuvent éclairer ces questions métaphysiques, mais ne peuvent jamais y répondre complètement.

Donc, si la science doit s’appuyer sur la philosophie, à la fois pour justifier ses présupposés et pour interpréter ses résultats, la fausseté du scientisme semble doublement assurée. Comme le conclut le philosophe John Kekes (lui-même un laïc confirmé) :

C’est pourquoi la philosophie, et non la science, est un candidat plus fort pour être le paradigme même de la rationalité.

The Nature of Philosophy, p.158

Le seul recours du scientiste à ce stade est d’élargir sa conception de la science de manière à inclure des domaines comme les mathématiques, la philosophie et même la théologie naturelle. Mais alors, son scientisme n’a tout simplement plus de dents, et ne peut plus rejeter ces domaines comme étant « incapables de nous donner des connaissances », ce qui contredit le but apparent du scientisme – vu la rhétorique de ses plus fervents adeptes – qui est censé fournir une arme permettant de rejeter des domaines d’investigation comme la philosophie ou la théologie naturelle en les accusant d’être intrinsèquement non-scientifiques et irrationnels, afin de ne pas avoir à répondre à leurs arguments. Vous vous dites peut-être que j’attaque une position que personne ne prend au sérieux et que personne ne croit vraiment. Vous pourriez penser : « Quel genre de fou croit vraiment à tout cela ? ».

Alex Rosenberg est un philosophe athée qui tire les conséquences de ce scientisme et de sa variante particulière du naturalisme avec une clarté brillante dans son livre : « The Atheist’s Guide to Reality: Enjoying Life Without Illusions », en français : « Le Guide Athée de la Réalité : Profiter de la vie sans illusions ». C’est un livre que les athées devraient absolument lire car il tire les implications de ce que beaucoup, sinon la plupart d’entre eux, croient, comme : la thèse que l’esprit est la même chose que le cerveau, que l’intellection ou la pensée est un processus purement matériel ou corporel, et que la physique épuise toutes les connaissances. Rosenberg vous amènera à la conclusion que, compte tenu de son scientisme et de toutes les hypothèses énoncées : vous n’existez pas à proprement parler en tant que le « moi pensant » que vous pensez être, que vous n’avez pas de libre arbitre, qu’il faut être nihiliste, et d’autres conclusions bizarres. En soutenant que ces conclusions découlent réellement du scientisme, il réussit largement. Ce qu’il ne parvient pas à faire, c’est de fournir une raison valable de penser que ses prémisses scientistes sont vraies, ou que les conclusions grotesques qu’il en tire sont tout sauf absurdes. La conclusion la plus bizarre de son livre est peut-être que les pensées que vous avez en ce moment ne portent pas vraiment sur quoi que ce soit, en ce sens qu’il n’y a pas d’intentionnalité ou de direction de vos pensées vers des choses qui se situent au-delà d’elles-mêmes : par exemple, que ma pensée sur ce livre est bien actuellement à propos de ce livre, et non actuellement à propos d’un autre.

Pourquoi « croire » à tout cela si vous êtes un scientiste ou si « vous » êtes convaincu du naturalisme de Rosenberg ? Parce que selon Rosenberg, la neuroscience ne nous dit pas qu’il existe des choses telles que des pensées dirigées vers des choses ; tout ce qu’elle nous dit, c’est l’état des neurones, comme leurs schémas de fonctionnement, et le comportement des circuits neuronaux, mais vous ne trouverez nulle part dans tout ça quelque chose comme « l’à-propos »-ité d’une pensée, et donc, grâce au scientisme de Rosenberg, il n’y a aucune raison de penser qu’une telle chose existe. De plus, pour qu’une pensée soit à propos de quelque chose au-delà d’elle-même, comme pour lui l’esprit n’est que le cerveau, il faudrait qu’un morceau de matière soit à propos d’un autre morceau de matière ; et une telle chose n’a absolument aucun sens. Pour Rosenberg, c’est comme dire qu’un morceau de sucre qui se dissout dans l’eau pourrait avoir une intention et avoir des pensées qui sont dirigées au-delà de lui-même.

Il demande, en pensant à Paris :

Le premier amas de matière, le morceau de matière humide dans mon cerveau, les neurones de Paris, est à-propos du deuxième amas de matière, la quantité beaucoup plus importante de diverses sortes de choses qui composent Paris.  Comment le premier amas – les neurones de Paris dans mon cerveau – peut-il être à propos, désigner, se référer, nommer, représenter ou autrement pointer vers le second amas – l’agglomération de Paris… ?  Voici une version plus générale de cette question : Comment un amas de choses n’importe où dans l’univers peut-il être à propos d’un autre amas de choses n’importe où ailleurs dans l’univers – juste à côté ou à 100 millions d’années-lumière ? (The Atheist’s Guide to Reality, p. 173-74)

Rosenberg examine les différentes réponses qui pourraient être données à cette question, y compris les réponses matérialistes, et les trouve toutes insuffisantes.  Les neurones ne peuvent pas parler de Paris comme le fait une image, car contrairement à une image, ils ne ressemblent pas du tout à Paris.  Mais ils ne peuvent pas non plus parler de Paris comme un panneau rouge « Stop » qui ne ressemble pas à l’action de se stopper.  Car le panneau rouge et le mot « Stop » ne signifient ce qu’ils font que par convention ; uniquement parce que nous interprétons les formes en question comme représentant l’action de s’arrêter.  Et quand vous pensez à Paris, personne n’attribue une interprétation conventionnelle à tel ou tel neurone de votre cerveau pour qu’il représente Paris.

Suggérer qu’il existe un autre processus cérébral qui attribue une telle signification aux prétendus « neurones de Paris » est, comme le souligne Rosenberg, simplement un sophisme de l’homoncule qui n’explique rien.  Car si nous disons qu’un groupe de neurones attribue un sens à un autre, nous disons que l’un représente l’autre comme ayant tel ou tel sens.  Cela signifie que nous devons maintenant expliquer comment ce groupe possède le sens ou le contenu représentationnel en vertu duquel il fait cela, ce qui implique que nous n’avons pas du tout résolu le premier problème mais que nous l’avons seulement déplacé plus loin.  Nous avons « expliqué » la signification d’un amas de neurones par référence à la signification implicitement présente dans un autre amas, et avons donc simplement initié une régression explicative vicieuse, qui ne répond pas à la question.

Et parce qu’il n’y a pas d’intentionnalité originelle dans les pensées, il n’y a pas d’intentionnalité dérivée comme celle présente dans le langage naturel quand vous lisez les phrases d’un livre, c’est-à-dire que les phrases ne portent en fait pas sur des choses au-delà d’elles-mêmes, mais sont seulement des motifs d’encre sans signification sur le papier. Cela signifie que si Rosenberg a raison, alors son livre et les taches d’encre de son livre ne portent pas vraiment sur quoi que ce soit. Cela signifie également que si son livre portait vraiment sur le naturalisme et le scientisme de Rosenberg, alors le naturalisme et le scientisme de Rosenberg seraient faux.

Pour les gens peu familiers avec la philosophie de l’esprit récente, je tiens à être clair : l’affirmation de Rosenberg n’est pas simplement que nos pensées, nos actions et nos vies n’ont pas de sens ou de but ultime ; cette idée n’aurait rien de nouveau.  C’est bien plus bizarre que cela.  Considérez les deux séquences de formes suivantes : « chat » et « xwzv » Nous dirions normalement que la première a un sens – elle se réfère aux animaux de l’espèce féline – tandis que la seconde est un ensemble de lettres dénué de sens.  Et nous dirions normalement que si la signification d’un mot comme « chat » est conventionnelle, la signification de nos pensées sur les chats – d’où découle le sens du mot en question – est intrinsèque ou « intégrée » à la pensée plutôt que conventionnelle ou dérivée.  Ce que Rosenberg veut dire, c’est qu’en réalité, tant nos pensées sur les chats que la séquence de formes « chat » sont aussi dénuées de sens que la séquence de formes « xwzv». Ni « chat » ni aucune de nos pensées ne concerne plus les chats ou autre chose que la séquence « xwzv ».  La signification, « l’à-propos »-ité ou l’intentionnalité (pour utiliser le terme philosophique technique) est une illusion.  En fait, Rosenberg affirme que « le cerveau fait tout sans penser à rien du tout ».

Cela signifie que les marques que vous regardez maintenant, en lisant cette image, et les marques sur les pages imprimées du propre livre de Rosenberg, sont aussi complètement dépourvues de sens que « xwzv » l’est.  Vous pourriez tout aussi bien regarder les taches sur un chiffon taché d’huile.  Le fait que « la signification linguistique n’existe pas » est quelque chose que Rosenberg détaille davantage dans son article de 2009 « The Disenchanted Naturalist’s Guide to Reality » (un précurseur de son livre). Il est également plus explicite dans l’article que dans le livre sur le fait qu’à son avis « il n’y a littéralement pas de croyances et de désirs ».  Dans le livre, l’accent n’est pas mis sur l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de croyances, de désirs ou de pensées d’aucune sorte, mais plutôt sur l’affirmation que même si dans un certain sens il y a des pensées, elles n’ont pas de sens ou d’« à-propos »-ité». 

Le caractère fallacieux des arguments de Rosenberg en faveur du scientisme n’est rien comparé à l’incohérence de ses implications. Vous pourriez vous dire : « Il est clair que mes pensées portent sur des choses, et j’ai aussi la capacité, non seulement de penser à d’autres choses, mais aussi de penser à ma propre pensée ! ». Mais, voyez-vous, fichus anti-naturaliste naïf, vous vous trompez ; vous croyez que vous avez des pensées qui portent vraiment sur des choses, mais ce n’est qu’une illusion (en ignorant le fait que même une illusion serait une sorte d’état intentionnel).  Car la notion d’« illusion » est l’arme principale de Rosenberg, déployée encore et encore pour faire face à toutes les contre-preuves évidentes de ses affirmations. Mais en quel sens une affirmation peut-elle être illusoire, erronée ou fausse compte tenu de l’image que Rosenberg se fait de la réalité ? Car l’illusion, l’erreur, le mensonge et autres, sont tous des concepts normatifs ; ils présupposent une signification qui n’a pas réussi à représenter correctement les choses, ou un but que quelque chose n’a pas réussi à réaliser.

Pourtant, Rosenberg nous assure à maintes reprises qu’il n’y a pas de but ou de signification de quelque nature que ce soit. Mais alors, comment peut-il y avoir des illusions et des mensonges ? D’ailleurs, comment peut-il y avoir du vrai ou du correct, y compris le vrai et le correct qu’il attribuerait à la seule science ? Car ces concepts sont eux aussi normatifs ; ils présupposent la réalisation d’un but et l’exactitude d’un sens ou d’une représentation.

La logique elle-même est normative dans la mesure où les déductions visent la vérité, et où les relations logiques entre les croyances et les déclarations découlent de leurs significations. Par conséquent, s’il n’y a pas de sens ou de but, il n’y a pas non plus de vérité ou de logique. Et donc il n’y a pas de science, du moins si la science est censée nous donner quelque chose de vrai ou de rationnel. Le scientisme de Rosenberg fait de toutes les déclarations scientifiques, mais aussi morales ou théologiques, de simples chaînes de marques d’encre ou de bruits dénués de sens, pas plus vraies ou fausses, rationnelles ou irrationnelles que n’importe quoi d’autre.

Vous pourriez penser que si quelqu’un adhère à des conclusions aussi bizarres, il doit avoir un argument puissant en faveur du scientisme (en supposant que l’on puisse actuellement faire des raisonnements rationnels dans son naturalisme), mais je vous encourage à lire le chapitre 2 du livre et vous verrez qu’il s’agit du même faible appel au progrès historique de la science que celui dont nous avons précédemment parlé. Le pouvoir prédictif, la portée explicative et les succès technologiques de la physique, dit-il, dépassent de loin ceux des prétendues autres sources de connaissances. Et cela, conclut-il, montre que ce que la physique nous dit être réel est tout ce qui est réel. Mais c’est comme si l’on affirmait que, parce que les détecteurs de métaux ont réussi à trouver des pièces de monnaie dans un plus grand nombre d’endroits que toute autre méthode, les détecteurs de métaux montrent que seules les pièces existent. A mon avis, les conclusions que Rosenberg tire sont manifestement fausses, et donc les hypothèses qui mènent à cette conclusion, son scientisme et son naturalisme, sont également fausses. En d’autres termes, Rosenberg prend son livre comme une démonstration de ces conclusions bizarres, parce qu’il est convaincu que le scientisme et son naturalisme sont vrais, alors que je suis convaincu qu’il n’a fait que donner une reductio ad absurdum du scientisme et de son naturalisme, c’est-à-dire qu’il a démontré la fausseté de ses thèses en pointant du doigt leurs conséquences absurdes. Car ce que son livre montre bien, ce sont justement les sortes de conclusions absurdes auxquelles on aboutit avec une vision matérialiste et réductionniste de l’esprit ; ce que la plupart des athées croient probablement, en considérant que c’est juste du bon sens de tenir que l’esprit est seulement le cerveau.

À mon avis, tout cela est une absurdité totale, et c’est factuellement démontrable, non seulement par les incohérences des positions comme celle de Rosenberg, mais aussi par le fait qu’avoir une intellection implique la prise d’une forme sans devenir une instance de cette forme. Par exemple, dans le cas des triangles : ils possèdent la forme de la triangularité sans être réellement un triangle. En d’autres termes, je ne deviens pas un triangle une fois que j’ai saisi intellectuellement ce qu’est un triangle sur le plan formel. Or, aucune chose purement matérielle ne peut prendre une forme de cette manière sans en devenir actuellement une instance, comme un triangle réel. Par conséquent, l’intellect ne peut pas être une faculté matérielle ou corporelle, et c’est donc une faculté incorporelle de l’âme/psyché. C’est un point que je vais aborder plus en détails dans une vidéo à venir, mais je soutiens que l’immatérialité de notre faculté intellectuelle, qui est une faculté de l’âme humaine, peut être démontrée par une argumentation philosophique solide. L’immatérialité de ces facultés implique aussi que nous avons des âmes immortelles, puisque les choses immatérielles ne se corrompent pas à la mort ; une autre chose que je prétends connaître par une démonstration philosophique, mais je m’avance.

Je dirais juste que Rosenberg a tout à fait raison dans son erreur.  Car étant donné ce que la plupart des philosophes et des scientifiques modernes considèrent comme « physique » ou « matériel », il ne peut en effet exister de système physique qui ait une signification inhérente, une « à-propos »-ité ou une intentionnalité.  La raison en est que depuis la révolution anti-aristotélicienne ou « mécaniste » des premiers temps de l’ère moderne, la plupart des philosophes et des scientifiques ont stipulé – et ça n’a jamais été rien de plus qu’une stipulation – qu’une explication physique ne pouvait pas faire référence à des causes finales, à une chose « pointant vers » ou étant « dirigée vers » une fin au-delà d’elle-même.  Comme le souligne le philosophe des sciences David Hull :

Historiquement, les explications étaient désignées comme mécanistes pour indiquer qu’elles ne faisaient aucune référence aux causes finales ou aux forces vitales.  Dans ce sens faible, toutes les explications scientifiques actuelles sont mécanistes. (« Mechanistic explanation », dans The Cambridge Dictionary of Philosophy)

Et il n’y a qu’un pas entre cette conception mécaniste de la matière, et la conclusion que l’intentionnalité du type de celle dont font preuve nos pensées et nos paroles (qui n’est qu’un exemple parmi d’autres de finalité) ne peut pas être matérielle.

Il y a plusieurs conclusions alternatives que l’on pourrait tirer de cela.  Pour ne citer qu’une possibilité (la bonne, à mon avis) il faudrait en conclure que les premiers modernes avaient tort et que c’est une erreur de penser que la « directivité », l’ « à-propos »-ité ou la causalité finale ne sont pas des caractéristiques inhérentes à la matière.  C’est la position aristotélico-thomiste. Cela n’implique pas que la pensée humaine est entièrement matérielle – car elle a une structure conceptuelle qui, dans la métaphysique aristotélico-thomiste, ne peut en principe pas être prise en compte en termes matériels – mais l’intentionnalité manifestée dans les pouvoirs imaginatifs et sensoriels sub-conceptuels des animaux est, de ce point de vue, matérielle.

Signalons qu’Edward Feser a produit une critique détaillée du livre de Rosenberg. Il convient aussi de noter que quelque temps après la publication de « The Atheist’s Guide to Reality », Rosenberg a publié un article  nommé « Eliminativism without Tears », qui tente de répondre aux incohérences du matérialisme éliminativiste. Feser a aussi examiné les arguments de ce document. Si le sujet vous intéresse, je vous recommande chaudement d’aller y jeter un coup d’œil.

Passons à une critique du naturalisme. Comme je l’ai déjà dit, le terme « naturalisme » n’a pas de signification fixe en philosophie, et vous en trouverez donc des variantes selon l’auteur que vous lisez.

Certains ont des engagements philosophiques plutôt extrêmes, comme Rosenberg, ou les matérialistes éliminativistes Paul et Patricia Churchland, dont le naturalisme équivaut presque à un suicide intellectuel dans la mesure où ils essaient d’effacer des choses comme les « croyances » et les « désirs » au nom de l’extermination de toute référence à la « psychologie populaire ». Tout cela est complètement fou, mais c’est l’histoire d’un autre jour. D’autres naturalistes sont plutôt prudents, et préfèrent s’en tenir à des thèses comme le « naturalisme méthodologique ». Comme il s’agit d’un terme vague, je ne peux que souligner les idées communes que la plupart des naturalistes semblent partager. Le naturalisme, tel que je le conçois, est un désir de rendre la philosophie et la science contiguës ou, dans de nombreux cas, de considérer la philosophie comme une simple analyse de ce qui se passe dans les sciences : en permettant de voir comment tout s’y rattache, tout en étant une servante des sciences ; ainsi, il semblerait qu’une grande partie de la philosophie devienne simplement une sorte de philosophie des sciences. Personne n’est obligé de voir la philosophie comme faisant essentiellement cela, et je ne pense certainement pas que ce soit le cas. Encore une fois, il s’agit en grande partie de penchants que ces gens ont.

Un autre type d’inclinaison que les naturalistes ont tendance à avoir est celle d’une opposition à la métaphysique, et contre ce que j’appelle la philosophie de la nature, et tout ce qui ressemble à la philosophie première en général. Naturellement, je suis l’ennemi d’une telle thèse, car je suis très concerné par la métaphysique et les principes premiers et, en fait, je pense qu’avec la philosophie de la nature, ce sont les domaines d’enquête les plus importants, et des choses auxquelles tout le monde devrait réfléchir. Une autre idée que ces personnes partagent généralement est que la nature est un système causalement fermé et autonome sans aucune cause supérieure, telle qu’une cause ontologique soutenante, ce qui est en fait une thèse métaphysique dans la mesure où c’est une déclaration sur la façon dont la réalité est réellement. Cette thèse implique que Dieu n’existe pas, ou que s’il existe, alors il est en quelque sorte causalement détaché de la Nature. Ces deux thèses impliquent aussi que les miracles sont impossibles : dans la mesure où les miracles sont compris comme des choses directement causées par Dieu, et non comme des choses qui se produisent dans le fonctionnement ordinaire de la Nature. Tout cela signifie que, pour que beaucoup de ces projets naturalistes soient corrects, il faudrait que soit l’athéisme, soit une certaine forme de déisme, soit vrai.

Cela signifie aussi que tout argument en faveur du théisme classique, tel que ceux que j’ai présentés dans la partie 1 et 2, ou qui le seront plus loin dans cette série, sont également des arguments contre le naturalisme. Cela signifie enfin que s’il y a de véritables miracles, et je crois qu’il y en a, alors le naturalisme est faux. C’est un point que j’évoque juste et que je ne défendrai pas ici, car il faut une tonne de contexte et d’arguments pour parler des miracles. Pour autant que j’aie exposé les idées naturalistes, ce ne sont que des affirmations et il n’y a aucune raison de penser que l’une d’entre elles soit réellement vraie, au-delà de l’imagination. Il est très difficile de trouver des arguments valables pour ces affirmations qui ne soient pas, ou fallacieux, ou le vague appel au succès historique de la science que nous avons déjà évoqué. Il semble que ce que beaucoup de scientistes et de naturalistes souhaitent vraiment, c’est se fondre dans les succès technologiques de la science, et gonfler tout cela en une vision du monde au-delà de ses applications spécialisées.

Il semble également y avoir une thèse épistémologique chez les naturalistes, en ce sens que le naturalisme implique que toute connaissance passe par la méthode scientifique, et nous avons déjà expliqué en quoi cette thèse était fausse et auto-contradictoire. Encore une fois, le mieux que le naturaliste puisse faire ici est de considérer cette thèse comme une sorte de ligne de conduite, même s’il ne peut pas prétendre avoir connaissance d’une telle thèse.

Passons à certaines des affirmations métaphysiques que les naturalistes font souvent parce qu’elles peuvent aussi être réfutées. Je rappelle que les naturalistes disent souvent que « tout ce qui existe est la nature, ou l’ensemble des choses naturelles, et c’est un système autonome et fermé sur le plan causal ». Il s’agit là d’une affirmation sur l’ensemble de la réalité et nous devons maintenant demander au naturaliste comment il sait cela. Pour le savoir, il faudrait avoir étudié toute la réalité et avoir dit ensuite « en effet, c’est un système causalement fermé », mais pour vérifier une telle affirmation, il faudrait avoir un point de vue métaphysique, ce qui n’est pas autorisé par le naturalisme. En d’autres termes, il faudrait avoir une vue du point de vue de Dieu si vous voulez, puisque l’on est enfermé dans le système spatio-temporel fermé des choses naturelles par l’hypothèse même du naturalisme. Donc, si quelqu’un pouvait confirmer le naturalisme métaphysique ou prétendre le connaître, paradoxalement, il le réfuterait sur-le-champ. Cela signifie également que si c’était vrai, personne ne pourrait jamais savoir que c’est vrai, et que cela ne doit donc être maintenu que comme un fantasme assez bizarre. Un autre petit défaut du naturalisme est qu’il ne peut rendre compte de l’existence même de la Nature, puisque l’existence en tant que telle est logiquement antérieure à toute existence naturelle ou physique particulière. Selon les termes mêmes du naturalisme, la raison pour laquelle une chose, et encore moins la Nature elle-même, devrait exister est un mystère absolu. Le mieux que le naturaliste puisse faire est de demander à ce que l’on ne pose pas cette question, ou il peut arbitrairement dire qu’une telle question ne peut être posée. Mais la question de savoir pourquoi la Nature existe, même pour un instant, est une question parfaitement compréhensible, et la raison exige une réponse à cette question. Soit elle a une réponse, soit elle n’en a pas. Si elle en a une, alors quelle que soit la réponse, elle ne peut pas être un élément de plus dans l’ordre naturel. Et la Nature ne peut être elle-même un être subsistant, ce qui rappelle le panthéisme, puisque l’Être subsistant ne peut pas être composite. En effet, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, dans l’Être subsistant on ne distingue pas l’essence de l’existence : donc rien en l’Être subsistant n’est distinct de son existence. Aussi, s’il y avait une partie en l’Être subsistant, par exemple sa connaissance, et que cette connaissance n’était pas son acte d’existence, alors elle serait liée à son acte d’exister comme une puissance est liée à l’acte. Mais comme il n’y a aucune puissance en l’Être subsistant, qui est Acte Pur, comme nous l’avons vu dans la première partie, alors sa connaissance est son existence. En résumé : l’être subsistant ne peut pas être composite car l’être composite n’existe que dans la mesure où ses parties s’assemblent pour former un tout – et cette dépendance à l’égard de l’assemblage de ses parties signifie qu’il n’est pas un être subsistant. Nous approfondirons ce point quand nous discuterons de l’argument à partir de la composition, mais le fait est que l’Être subsistant est un être absolument simple qui ne peut admettre aucune composition métaphysique ; et il est évident que la Nature elle-même n’est pas un être absolument simple ; c’est un composite qui n’existe que dans la mesure où il est un composé d’éléments naturels. Si la question de savoir pourquoi la Nature existe n’a pas de réponse en principe, alors nous nous retrouvons avec une image assez absurde de la réalité, où la Nature existe simplement sans aucune raison. Il est difficile de voir comment une Nature fondée finalement sur l’inintelligibilité et l’absurdité pourrait nous donner la certitude que nous saisissons la réalité de manière cognitive, même dans le cas particulier où le naturaliste essaie d’exposer une thèse naturaliste en affirmant décrire toute la réalité. Pour soutenir intellectuellement le naturalisme comme il le souhaite, le naturaliste doit se suicider intellectuellement, ou demander de « ne pas poser ces questions dangereuses ». À mon avis, les prétentions métaphysiques du naturalisme sont tout à fait absurdes, peuvent être réfutées et ne sont que de la pure imagination, un fantasme qui est maintenu en vie par un pur exercice de la volonté. Les naturalistes se plaignent souvent que les théistes croient à des choses « horribles », mais le naturaliste nous demande de croire à une réalité purement effrayante, dans laquelle l’existence de tout être conditionné est un mystère total – et pas un mystère dans le sens où il y a une réponse mais que nous n’avons pas la capacité de la connaître, mais au sens où il n’y a en principe pas de réponse. Le naturaliste peut se moquer du théiste pour l’esprit en lequel il croit, mais son naturalisme transforme toute la nature en un grand fantôme.

Toujours en qui concerne le naturalisme, l’idée de la nature me semble être une question assez fascinante, car souvent, les naturalistes n’ont pas une idée claire de ce qui compte exactement comme une chose naturelle. On pourrait dire que les choses naturelles ne sont que les choses physiques, mais cette définition est sans valeur et ne fait que traduire le latin en grec, c’est-à-dire natura en physis. Et parfois, on voit la traduction inverse, où physis est défini en termes de natura, et cela ne vaut rien non plus. Dire que les choses naturelles ne sont que ce que la physique étudie nous amène à ne pas nous interroger sur ce qu’est une chose naturelle, puisque la physique n’est que l’étude des choses physiques ou naturelles. On peut essayer de dire ce que signifie être naturel ou physique en citant des exemples, comme les êtres humains, les chiens, les électrons, les atomes de carbone, les champs électriques, etc. : il est clair qu’ils ont tous un point commun en vertu duquel nous les disons « naturels », ou « physiques ». Il doit y avoir un aspect qu’ils partagent tous en tant que choses naturelles, parce que nous les reconnaissons comme tels, et ce n’est clairement pas qu’ils ont une masse ou même une extension, puisque nous pouvons facilement penser à des contre-exemples. C’est un sujet assez compliqué qui nous emmène sur le terrain de la philosophie de la nature, mais je pense que quelque chose de très important se révèle lorsque nous utilisons la locution « il est dans la nature de quelque chose de faire telle ou telle chose », en ce sens que les choses ont des activités distinctes, et qu’une nature va être liée à ces activités distinctes. Nous pourrions dire qu’une nature est quelque chose d’intrinsèque à une chose, qu’elle est un principe des activités distinctives de cette chose, ou simplement un principe intrinsèque des activités distinctives de cette chose, surtout si elle subit certains types de changements.

Il est très intéressant de noter qu’il est possible que plusieurs choses aient une nature commune, comme par exemple plusieurs atomes d’azote ayant une nature commune, ou un principe intrinsèque de leurs activités ; comme leurs états d’oxydation, leur électronégativité, leur rayon atomique et ainsi de suite. Pour prendre un cas plus large, plusieurs êtres humains peuvent certainement avoir une nature commune ; en ce sens que dans ces deux cas, bien qu’il y ait de nombreux atomes d’azote et de nombreux êtres humains, il y a une gamme singulière d’activités azotées ou d’activités humaines distinctes qui les unit dans chaque exemple. Dans leur groupe, ils sont identiques à un certain égard mais nombreux à un autre égard. Ce qui les unit, c’est leur nature – ils sont identiques sous cet aspect – mais ce sont les instanciations différentes de cette nature commune qui les différencient :  soit plusieurs exemples d’un acte d’existence lié à une nature. Parce que nous pouvons parler de l’azote et pas seulement de tel ou tel atome d’azote, en dépassant les individus, nous pouvons faire des déclarations sur les natures sans nous référer aux actes individuels d’existence de l’azote, soit à chaque atomes d’azote particulier. C’est ce qui rend possible des choses comme la chimie en tant que science, dans la mesure où nous pouvons intellectuellement franchir ce pas, en passant des individus à la nature. De la même manière, nous pouvons aller au-delà des individus et parler de la nature humaine, ou de la psyché/âme en tant que telle, ce qui serait de la psychologie. Nous voyons que cette extraction intellectuelle des natures des individus, et le fait de distinguer les natures et les actes d’existence de ces natures est en fait ce qui rend de nombreuses sciences naturelles possibles en premier lieu, par opposition à une discussion au hasard sur des individus qui n’ont peut-être rien en commun ; auquel cas on ne pourrait jamais vraiment parler d’azote ou de nature humaine, on serait obligé de parler d’individus, de particuliers.

Cela pourrait vous rappeler ce que je défendais dans la deuxième partie, concernant l’argument De Ente basé sur la distinction essence-existence ; ici je ne fais qu’appliquer les mêmes idées aux natures communes qui sont instanciées. Il doit y avoir une distinction réelle entre la nature et l’existence, tout comme il y a une distinction réelle entre l’essence et l’existence, parce que s’il n’y en avait pas, il serait possible de déduire l’existence en connaissant la nature d’une chose, mais une telle chose n’est pas possible ; connaître la nature humaine ne vous donne aucune connaissance sur les humains existants, pas plus que connaître la nature d’un oxygène et ses activités ne vous donne aucune connaissance sur les atomes d’oxygène existants ; les instanciations individuelles d’une nature doivent être causées pour exister, tout comme nous disions que les essences doivent être jointes aux actes d’existences dans l’argument de la partie 2.

Selon un argument très similaire, en changeant ce qui doit être changé dans l’argument, la cause ultime de toute individuation d’une nature à tout moment où elle peut exister doit être Cette chose dans laquelle la nature n’est pas distincte de son existence, c’est-à-dire dont la nature est seulement son existence. Il n’est pas possible que tout ce qui existe soit seulement des choses qui « ont une nature », au sens d’instanciation particulière d’une nature ; il doit y avoir quelque chose dont la nature est simplement son existence. Or, si la nature d’une chose est simplement son existence, son existence est subsistante car si elle n’était pas subsistante, elle pourrait éventuellement disparaître et cela serait en contradiction avec ce qu’elle est, à savoir l’existence elle-même. En d’autre termes, une telle chose est nécessaire et non contingente. Donc, ce dont je parle, ce dont la nature est simplement son existence, c’est l’existence subsistante elle-même ou l’Ipsum Esse Subsistens de la partie 2. Tout comme l’être mobile est en fin de compte fondé sur ce qui est immobile, qui est Pure Actualité comme nous l’avons vu dans l’argument du mouvement de la première partie, l’existence des choses naturelles doit être fondée sur Cette chose dont la nature est juste « d’être », c’est-à-dire l’existence subsistante elle-même. Nous constatons donc que, lorsque nous réfléchissons à la signification de l’existence d’une chose naturelle, la métaphysique du naturaliste est incomplète, et que l’existence des choses naturelles doit être fondée sur Cette chose dont la nature est l’existence.


Ressources en ligne :

+ Compilation d’articles d’Edward Feser sur le scientisme :
https://edwardfeser.blogspot.com/2011/03/scientism-roundup.html
+ Compilation d’articles d’Edward Feser sur Rosenberg :
https://edwardfeser.blogspot.com/2012/05/rosenberg-roundup.html
+ Article « The Disenchanted Naturalist’s Guide to Reality » :
https://nationalhumanitiescenter.org/on-the-human/2009/11/the-disenchanted-naturalists-guide-to-reality/
+ Page encyclopédique sur le naturalisme :
https://plato.stanford.edu/entries/naturalism/
+ Article « The American Origins Of Philosophical Naturalism » :

+ Article « What Is Naturalism, that We Should Be Mindful of It? » :
http://www.leaderu.com/aip/docs/alston-naturalism.html

+ Vidéo « Arguments for the Immateriality of the Mind » :

+ Vidéo « Mind and Spirit: The Irreducibility of Consciousness to Matter » :

+ L’article « Eliminativism without Tears » de Rosenberg :

+ L’analyse et la réponse d’Edward Feser :
http://edwardfeser.blogspot.com/2013/08/eliminativism-without-truth-part-i.html
http://edwardfeser.blogspot.com/2013/08/eliminativism-without-truth-part-ii.html
http://edwardfeser.blogspot.com/2013/08/eliminativism-without-truth-part-iii.html
http://edwardfeser.blogspot.com/2013/08/mad-dogs-and-eliminativists.html

Livres recommandés :

+ Livre « The Atheist′s Guide to Reality – Enjoying Life without Illusions » :

+ Livre « Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False » :

Compilation d’articles de Feser sur ce livre :
https://edwardfeser.blogspot.com/2013/06/mind-and-cosmos-roundup.html

+ Livre « Naturalism » :

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