Par le Père Alfredo M. Morselli, édité par Dave Armstrong, à partir des courriers électroniques transmis: 1er août 1999
La réunion d’Assise (27 octobre 1986) est une question très complexe: il y a beaucoup de problèmes ici, et il est nécessaire de tous les étudier, et – surtout – [de] faire les distinctions appropriées. Dans mon courriel, je voulais seulement donner une évaluation morale de l’acte lui-même et montrer qu’il était moralement irréprochable. Au départ, nous devons nous demander : « Le pape a-t-il péché lors de la réunion d’Assise ? ». Jean-Paul II a théorisé aussi, dans ses discours, les justifications théologiques de cet acte. Nous devons nous demander « Ces justifications sont-elles correctes ou hérétiques ? ».
Après cela, il faut se poser un deuxième type de question : « Cet acte était-il souhaitable ou cet acte a-t-il créé un scandale et des inconvénients plus nombreux que des avantages ? », et puis nous pouvons examiner des faits corrélés, tels que la statue de Bouddha placée au sommet du tabernacle. « Quelle est la valeur des prières des infidèles ? », etc. Tout homme doit être religieux, par la loi naturelle ; si les prières des infidèles sont toujours un péché, nous aurions une contradiction entre la loi naturelle et la loi divine positive ; mais nous ne pouvons l’admettre.
Un troisième type de question serait : « Y a-t-il une différence entre la théologie de Jean-Paul II, et celle de nombreux théologiens progressistes qui enseignent que toutes les religions sont équivalentes ? ». Une étude de ce genre révèle des différences gigantesques ! Pourquoi, parmi les principaux théologiens progressistes (Rahner, Küng, théologie féministe, etc.), personne n’a acclamé cet acte ?
Autre question importante : « L’enseignement de Jean-Paul II est-il en contradiction avec l’enseignement des autres papes » ? Avant d’essayer de répondre à cette question, demandons-nous : « Combien de personnes ont lu une grande partie du Magistère à ce sujet ; est-il suffisant de lire deux ou trois encycliques pour juger du Magistère vivant du Pape ? Combien de catholiques connaissent, ou ont lu des discours papaux sur Assise ? »
Alors, allons-y étape par étape, avec beaucoup de patience. Je ne suis qu’un pauvre curé d’un village en montagne qui essaie de donner des réponses. Il y a un proverbe italien qui dit : « Quand il n’y a pas de chevaux, les ânes courent. ». Nous devons rechercher des réponses traditionnelles fusionnant l’enseignement de Jean-Paul II, l’enseignement des papes précédents et l’enseignement des théologiens scolastiques à propos du salut des infidèles.
C’est une œuvre de précurseur, qui sera utile si nous avançons avec beaucoup d’humilité, de patience et d’amour pour le pape. Je me demande : avant de penser que le pape a « des idées et des pratiques fausses et erronées », n’est-il pas nécessaire que je tente de faire un effort pour comprendre ses actes ? Entre le pape et moi, qui a le plus de chances de se tromper ? Ai-je bien compris ce que le pape a fait, ce qu’il a dit, le contexte lointain de ses affirmations ? Ai-je cherché une solution dans des textes rédigés par des universitaires agréés ? Suis-je sûr que mon opinion est un verdict définitif à propos du Saint-Père ?
Un autre prêtre a écrit :
« Le problème est que si vous invitez des gens à faire quelque chose, cette invitation même constitue une participation « FORMELLE ». Invitez quelqu’un à faire un braquage de banque… ou à voler… c’est devenir responsable de cela, car par votre invitation vous « causez » cela. Par son invitation à toutes les religions de venir à Assise pour la prière, le Pape a provoqué ces prières et invité au culte des idoles. (Prier l’eau pour la paix (sic!), Prier le « Grand Pouce » pour la paix, prier l’homme Bouddha pour la paix…). »
Quelqu’un m’a posé l’objection du scandale ou de la compréhension correcte d’Assise ; nous pourrons parler de cet aspect de la question après avoir mis fin à la question de l’acte en lui-même. Nous pouvons débattre des conséquences de l’acte après un examen complet de l’acte lui-même. Néanmoins, je vais essayer de répondre à toutes les questions que la liste des membres me posent.
Nous avons ici un changement de ton : il faut distinguer l’acte lui-même accompli par le pape (être ensemble pour prier) et l’organisation de la rencontre. Néanmoins, le pape a une certaine responsabilité dans cette organisation : est-ce un péché d’inviter des infidèles à prier ? Pour répondre à cette question, nous devons nous demander : « un infidèle doit-il prier ? »
J’évoque ici une distinction de saint Thomas :
- L’infidélité « dans le sens d’une pure négation » (infidelitas secundum negationem puram) dans le cas où un homme serait « dit infidèle du seul fait qu’il n’a pas la foi », « chez ceux qui n’ont absolument pas entendu parler de la foi » ; cette infidélité n’est pas un péché – et
- « L’infidélité au sens d’une opposition à la foi » (infidelitas secundum contrarietatem ad fidem), « lorsque quelqu’un refuse de prêter l’oreille à cette foi » (cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique IIa-IIae, Q. 10, art. 1) ; cette infidélité est un péché.

Le fait que l’infidélité « dans le sens d’une pure négation » n’est pas un péché, n’est pas seulement un concept thomiste, mais c’est aussi une vérité de foi : Saint Pie V a condamné la proposition « Infidelitas pure negativa dans son quibus Christus non est predicatus peccatum est » (Denz. 1968) (= L’infidélité purement négative, chez ceux à qui le Christ n’a pas été prêché, est péché.).
Un grand théologien thomiste, De Victoria, a également précisé le degré de prédication nécessaire, pour que l’infidélité négative devienne positive : elle est nécessaire pour non seulement une simple présentation de la foi, mais une présentation comprenant tous les motifs nécessaires de crédibilité. En fait, Saint Thomas enseigne qu’ « il ne croirait pas, en effet, s’il ne voyait que ces choses doivent être crues » (non enim crederet nisi videret ea esse credenda – S. Thomas, Somme Théologique IIa-IIae, q. 1, art. 4 point 2 ). Seul Dieu connaît le degré d’innocence ou de culpabilité dans le cœur des infidèles.
Nous pouvons donc poser une question plus précise : un infidèle (un infidèle dans le sens de pure négation) doit-il prier ? Je pense que la réponse est « oui », car, selon l’enseignement de Saint Thomas, nous savons que la religion fait partie de la justice et que la justice est une obligation de droit naturel. Tout homme doit être religieux, car chaque homme doit être droit (iustus). La prière est un acte de religion (pas un acte de foi), donc chaque homme doit prier. Nous devons donc dire à un infidèle : suivez la loi naturelle; vous devez être prudent, tempéré, fort, droit.
Saint Thomas dit :
« Ce droit divin qui vient de la grâce, ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle. »
– S. Thomas, Somme Théologique IIa-IIae, q. 10, art. 10, concl.
Comment serait-il possible que Dieu ordonne à l’homme d’être religieux, sachant que les hommes (aujourd’hui la majorité de l’humanité), bien qu’infidèles « dans le sens d’une pure négation », accomplissant ce précepte, pècheraient ? Si un infidèle ne prie pas, il pèche (contre la loi naturelle). Si un infidèle prie, il pècherait, car il ne prie pas le vrai Dieu. Ce serait un piège !
Par conséquent, je conclus que l’invitation à prier aux non-croyants n’est pas une participation formelle à un acte de fausse religion, mais une invitation formelle à être religieux, à suivre la loi naturelle. Le pape ne dit pas : « Priez un faux Dieu », mais « Priez [du mieux que vous pouvez]. ». Tout ce qui est faux dans un tel acte de religion, devient « volontaire indirect » (comme la mort d’un enfant en cas d’ablation d’un utérus cancéreux).
Mais maintenant, il y a de nouvelles questions : pourquoi l’homme doit-il être religieux s’il ne peut pas connaître la vraie religion ? Un acte de religion peut-il être spécifié par un objet matériellement faux (comme celui d’une fausse religion) ? Selon saint Thomas, l’exercice de la religion par un infidèle peut être une sorte de préparation naturelle à recevoir la grâce :
« Quelqu’un peut aussi se préparer à avoir la foi par ce qui est au pouvoir de la raison naturelle. Aussi dit-on que, si quelqu’un, qui est né chez les peuples barbares, accomplit ce qui est en son pouvoir (quod in se est faciat), Dieu lui révélera ce qui est nécessaire au salut, soit en l’inspirant, soit en lui envoyant un maître. »
([…] etiam ad fidem habendam aliquis se praeparare potest per id quod in naturali ratione est; unde dicitur, quod si aliquis in barbaris natus nationibus, quod in se est faciat, Deus sibi revelabit illud quod est necessarium ad salutem, vel inspirando, vel doctorem mittendo. Unde non oportet quod habitus fidei praecedat praeparationem ad gratiam gratum facientem; sed simul homo se praeparare potest ad fidem habendam, et ad alias virtutes et gratiam habendam.)
– Saint Thomas d’Aquin, Sent., II, dist. 28 q. 1, a. 4, point 4
« Il y a une double préparation de la volonté au bien. L’une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l’oeuvre méritoire, nous l’avons dit à l’Article précédent. – L’autre préparation s’entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel dans l’âme, car on remonterait ainsi à l’infini. Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l’âme antérieurement ou lui inspire le propos du bien à faire. »
– Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique Ia-IIae, q. 109, art. 6, concl.
Ainsi, la prière d’un infidèle « dans le sens d’une pure négation », même si matériellement fausse, est un accomplissement de la loi naturelle donnée par Dieu lui-même – une préparation à la grâce.
Je dis avec saint Paul :
« 03 […] Je ne me juge même pas moi-même.
04 Ma conscience ne me reproche rien, mais ce n’est pas pour cela que je suis juste : celui qui me soumet au jugement, c’est le Seigneur. »
– 1 Cor. 4 : 3-4
Je ne sais pas ; personne ne peut connaître le degré d’innocence des infidèles. Mais dans une approche missionnaire, il est naturel de supposer la bonne foi de notre interlocuteur. Personne ne connaît notre vraie disposition, pas même nous-mêmes (avec une certitude absolue) ; ainsi, personne ne commencera un dialogue missionnaire avec un infidèle en disant : « Cher monsieur, je ne connais pas votre degré d’innocence ; peut-être que mon effort est vain parce que vous n’êtes pas un infidèle dans le sens d’une pure négation : vous irez donc en enfer ; mais, dans le cas où vous êtes un infidèle dans le sens d’une pure négation, dans ce cas, nous accomplirons quelque chose de positif. ».
Aucun des missionnaires traditionnels ne commence son discours de cette manière. Tous les discours missionnaires espèrent la bonne foi de l’interlocuteur. Le fait qu’un missionnaire sache que tous les hommes ne sont pas bons ne le dispense pas d’essayer de convertir, étape par étape, tous les hommes. Et la première étape de la conversion est l’observance de la loi naturelle. De plus, bien que nous sachions que tous les hommes ne sont pas de bonne foi, nous ne savons pas quels sont les bons ou les mauvais. Je n’ai pas dit « à Assise, tout le monde était bon », mais plutôt : « il était permis d’inviter tous les hommes à prier, en espérant qu’ils étaient de bonne foi ».
Nous devons distinguer la vertu de la religion avant et après le péché originel. Si Adam n’avait pas péché, quelle question facile aurait été la démonstration de l’existence de Dieu ! Mais après le péché originel, comme l’enseigne Vatican I, une conception claire de Dieu est très difficile, et nous avons la nécessité morale de la révélation aussi pour des vérités qui sont elles-mêmes reconnaissables par la raison naturelle. Le plus intelligent – peut-être – des païens, Aristote, a conçu une idée de Dieu qui n’est pas vraie. (Hegel est plus aristotélicien que saint Thomas : notre saint Thomas a considérablement changé le concept d’Aristote concernant Dieu). Je ne crois pas qu’un jugement particulier sera un « examen de la métaphysique » : pourtant ce que saint Paul écrit est vrai et il doit être bien compris.
Ici, il est opportun d’examiner le « dieu inconnu » dans Actes 17:23 :
Quelle est l’histoire de ce culte au « dieu inconnu » ? Saint Jean Chrysostome nous raconte l’histoire, lorsque les Athéniens envoient des Philippiens demander de l’aide pour Sparte. Durant son voyage il eut une vision spectrale d’un personnage mystérieux, qui dit à lui : « Pourquoi ne m’adores-tu pas ? Je t’aiderai. » D’où l’adoration d’un « dieu inconnu ». Mais le grand cardinal Baronius donne une autre explication, qui n’est pas inconciliable avec la précédente. Les Athéniens comprenaient qu’il était impossible d’attribuer à leurs dieux les particularités de l’idée d’« être » (esse) : la perception naturelle, implicite, de la vanité des idoles leur permettait de penser à un dieu tout à fait différent, dont les attributs n’étaient pas encore définis. Il est raisonnable que les personnes qui ont énoncé des concepts aussi sophistiqués d’« être » (esse) ne soient pas satisfaites des idoles. Ainsi, le « dieu inconnu » était l’objet de cette interrogation intérieure d’un vrai Dieu, « inconnu » parce que « non encore connu ».
Toutes ces prémisses indiquent que de nombreux cultes idolâtres de l’Antiquité (comme certains peuples contemporains) n’étaient pas formellement idolâtres, car il n’y avait pas d’attribution formelle d’attributs divins aux idoles (comme l’éternité, premier principe, plénitude d’être, etc.). Ce que j’ai écrit n’est pas seulement une hypothèse, mais une déclaration scientifique de l’École ethnologique d’histoire des religions. Le grand Wilhem Schmidt, auteur de l’œuvre monumentale Ursprung der Gottesidee (Origine de l’idée de Dieu) montre que beaucoup de gens et de religions primitives, – même s’ils avaient un culte que, à première vue, nous pourrions définir comme idolâtre -, tous ces gens croyaient en un Dieu principal unique, et seul ce dieu avait des attributs tels que l’éternité, la causalité universelle, l’infini, la providence, etc.
Dans le cas des infidèles dans le sens d’une pure négation, cette idolâtrie peut se réduire à une « vaine observance » (au moins parfois) non coupable ou à une vaine observance qui n’est pas inconciliable avec la loi naturelle. La foi implicite est impossible dans le contexte de l’idolâtrie formelle ; mais je pense qu’il est très difficile de trouver une idolâtrie véritablement formelle car il est difficile, après le péché originel, de concevoir l’idée de Dieu qui doit être attribuée aux idoles comme idolâtre au sens propre du terme.
Imaginons demander à un cananéen biblique primitif : « Quelle idée de Dieu attribuez-vous à vos idoles ? ». Que pouvait-il répondre ? Pourrait-il répondre « ipsum esse subsistens », « esse per se et non per partecipationem » ? (Je ne veux pas dire qu’il n’y avait pas aussi de mythologies gnostiques vraiment païennes). Nous pouvons comprendre les malédictions bibliques contre l’idolâtrie, pour préserver la vraie religion parmi les juifs. Mais nous devons croire que Dieu aime aussi les Cananéens et les autres infidèles et qu’il leur a aussi offert le salut.
Il n’y avait pas de satanistes à Assise. Évidemment, les actes de religion naturelle qui peuvent préparer à la grâce doivent être compatibles avec toute loi naturelle ; il faut donc exclure les pratiques sexuelles ou magiques, etc. Mais à Assise, la question était la prière.
Si quelqu’un attribue à « l’Elephant Bleu » d’authentiques prérogatives divines, il est impossible pour lui d’avoir une foi implicite. Si quelqu’un n’attribue pas à « l’Eléphant Bleu » les prérogatives divines authentiques, et que quelqu’un comprend qu’il doit être religieux, et qu’il y a aussi la perception de la nécessité de l’existence d’un Dieu tout à fait différente, il est possible que cela puisse être, « per accidens », une préparation à la grâce. Nous pouvons étendre ici le principe de « conscience erronée de manière invincible ».
Nous n’oublions pas que Dieu ne donne pas d’ordres impossibles. Si la loi naturelle ordonne à l’homme d’être religieux, nous avons deux solutions :
- Dieu tolère l’observance vaine, non idolâtre en substance, de beaucoup de gens ignorants,
- Dieu ordonne d’être religieux sans donner les moyens d’être religieux.
Mais nous ne pouvons pas admettre 2.
Il ne faut pas oublier aussi que Dieu dispense sa grâce à cet homme ignorant après le péché originel : et Dieu connaît les difficultés de construire une théologie naturelle.
L’invitation à Assise était une invitation d’ « [accomplir] ce qui est en son pouvoir », comme l’écrit saint Thomas : « quod in se est faciat », en se préparant ainsi à recevoir la grâce. Et cette invitation est possible, sans parier un dollar sur la bonne foi des participants à la réunion.
Pouvons-nous supposer un bon acte de religion exprimant la vénération envers les faux dieux ?
Considérons Corneille le centurion :
« 01 Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion de la cohorte appelée Italique.
02 C’était quelqu’un de grande piété qui craignait Dieu, lui et tous les gens de sa maison ; il faisait de larges aumônes au peuple juif et priait Dieu sans cesse.
03 Vers la neuvième heure du jour, il eut la vision très claire d’un ange de Dieu qui entrait chez lui et lui disait : « Corneille ! »
04 Celui-ci le fixa du regard et, saisi de crainte, demanda : « Qu’y a-t-il, Seigneur ? » L’ange lui répondit : « Tes prières et tes aumônes sont montées devant Dieu pour qu’il se souvienne de toi. […] ». »
– Ac 10 : 1-4
Je ne veux pas suggérer des solutions « sola scriptura » ! Mais, comme alternative, je voudrais étudier comment les théologiens médiévaux – en particulier notre saint Thomas – considéraient la prière d’un païen avant sa conversion.
Certes, sa prière – avant la conversion – n’était pas du tout la bonne adoration : la religion de Cornelius n’était pas « LA vraie religion ». Mais, néanmoins, cette prière a été acceptée par Dieu. Et pourquoi les prières de Corneille sont-elles « montées devant Dieu » ? Parce que – dit saint Thomas -, il avait « une foi implicite ». Eh bien, nous nous trouvons devant une prière d’un païen, qui avait une « foi implicite ». Notons qu’il s’agit d’une prière après la venue de Jésus-Christ.
Nous nous trouvons, à propos de cette question, entre deux grandes erreurs théologiques : la nécessité de la foi d’être absolument explicite : dans cette perspective (janséniste et al.), l’homme devrait avoir une connaissance explicite de toutes les vérités de la foi pour être sauvé – , de l’autre côté, une foi comme acte a priori ; dans cette perspective, tout culte d’un dieu indéfini – quel que soit la substance de cet acte – suffirait à faire de chaque homme un chrétien. C’est – substantiellement et dans le sens le plus large – la théorie chrétienne anonyme, du moins au moment où cette théorie est vulgarisée.
Mais maintenant, revenons au cœur du problème :
La prière de Corneille était une fausse adoration, mais a été faite une bonne prière par la foi ; une foi implicite :
« A propos de Corneille cependant, il faut savoir qu’il n’était pas un infidèle ; autrement son activité n’eût pas été agréée de Dieu, à qui nul ne peut plaire sans la foi. Corneille avait la foi implicite, puisqu’il ne connaissait pas encore manifestement la vérité de l’Évangile. Aussi est-ce pour l’instruire plus pleinement de la foi que Pierre est envoyé vers lui. »
([…] De Cornelio tamen sciendum est quod infidelis non erat, alioquin eius operatio accepta non fuisset deo, cui sine fide nullus potest placere.Habebat autem fidem implicitam, nondum manifestata evangelii veritate. Unde ut eum in fide plene instrueret, mittitur ad eum Petrus.)
– Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique IIa-IIae, q. 10, art. 4, point 3.
Mais peut-on comparer Cornélius, qui était très proche de la vraie religion, avec un hindou ou un animiste, très loin de la vérité ? Oui, nous le pouvons ! Écoutons Saint Thomas :
« sciendum, quod Cornelius habebat fidem explicitam de mysterio incarnationis, quamvis suffecisset ei ad salutem, etiamsi de hoc fidem implicitam habuisset »
– Saint Thomas d’Aquin, Sent., III, dist. 25 q. 2, a. 2, explications du Père Lombard
…qui pourrait se traduire par « Nous devons savoir que Corneille avait une foi explicite du mystère de l’Incarnation, néanmoins cela lui aurait suffit pour le salut, même au cas où il aurait eu une foi implicite à ce sujet. ».
Pourquoi saint Thomas peut-il dire cela ? Parce que, formellement, celui qui ne reconnaît même pas un seul article de foi, pèche contre toute foi ! Ici, rien n’est plus vrai que Jacques 2:10 : « En effet, si quelqu’un observe intégralement la loi, sauf en un seul point sur lequel il trébuche, le voilà coupable par rapport à l’ensemble. ». Nous ne pouvons pas juger un infidèle « dans le sens d’une pure négation » en regardant à quel point il croit absolument – car seulement un peu moins serait un péché contre la foi : le « plus ou moins » détruit la foi ; le critère doit être tout à fait différent : il faut regarder la disposition du sujet et à quel point la Vérité que Dieu lui a révélée est explicite. Le tout – que nous pouvons prendre comme point de référence – n’est pas toute la foi elle-même, mais la foi autant qu’elle est révélée à l’infidèle en particulier.
Avant de progresser dans notre étude, voici une autre citation importante qui montre que le degré de foi explicite peut être très petit et tout à fait suffisant pour le salut.
« QUESTION 2 ─ A PROPOS DE L’ACTE INTÉRIEUR DE FOI
[…]
ARTICLE 7─Est-il toujours nécessaire au salut de croire explicitement au Christ ?
[…]
Cependant, si certains [païens] ont été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne l’ont pas été sans la foi au Médiateur. Car, même s’ils n’eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant une foi implicite en la Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des humains de la manière qui lui plaisait »
– Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique IIa-IIae, q. 2, art. 7, point 3
Conclusion : Il est possible que l’adoration d’un infidèle « dans le sens d’une pure négation » puisse être acceptée par Dieu. C’est la foi implicite, la grâce surnaturelle, qui rend cet acte acceptable. L’obligation naturelle d’être religieux ne piège pas l’infidèle au point qu’« il doit pécher par la loi naturelle » : l’infidèle trouve le sauvetage divin : le don de la foi implicite. La foi implicite peut être, matériellement, très pauvre.
Nous devons maintenant nous demander : « Qu’est-ce que la foi implicite, exactement ? ».
« Beaucoup de païens ont eu des révélations sur le Christ. Ainsi est-il dit (Job 19, 25) : » je sais que mon Rédempteur est vivant. » La Sibylle aussi a fait certaines prédictions sur le Christ, au dire de S. Augustin. On trouve également ceci dans l’histoire des Romains : au temps de l’empereur Constantin et de sa mère Hélène, fut découvert un tombeau où gisait un homme ayant sur la poitrine une lame d’or où on lisait : » Le Christ naîtra de la Vierge et je crois en lui. Ô soleil, tu me reverras au temps d’Hélène et de Constantin. » – Cependant, si certains ont été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne l’ont pas été sans la foi au Médiateur. Car, même s’ils n’eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant une foi implicite en la Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des humains de la manière qui lui plaisait, et selon que l’Esprit l’avait révélé à ceux qui connaissent la vérité selon le livre de Job (35, 11) : » Il nous rend plus instruits que les bêtes de la terre. » »
– Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique IIa-IIae, q. 2, art. 7, point 3
« QUESTION 5 ─ CEUX QUI ONT LA FOI
[…]
ARTICLE 3 ─ Des hérétiques dans l’erreur sur un seul article de foi ont-ils la foi sur les autres articles ?
[…]
Objections :
- Oui, semble-t-il. Car l’intelligence naturelle d’un hérétique n’est pas plus forte que celle d’un catholique. Mais l’intelligence d’un catholique a besoin, pour croire à n’importe quel article de foi, d’être aidée par le don de la foi. Il semble donc que les hérétiques ne puissent pas non plus croire quelques articles sans le don de la foi informe.
- Il y a dans la foi de multiples articles comme il y a dans une science, la géométrie par exemple, de multiples conclusions. Mais quelqu’un peut avoir la science de la géométrie en ce qui concerne certaines conclusions géométriques tout en ignorant les autres. Donc quelqu’un peut avoir la foi par rapport à quelques articles de foi, tout en ne croyant pas aux autres.
- C’est obéir à Dieu que de croire aux articles de la foi, comme d’observer les commandements de la loi. Mais on peut être obéissant pour certains commandements et non pour d’autres. On peut donc aussi avoir la foi sur certains articles et non sur d’autres.
Cependant, de même que le péché mortel s’oppose à la charité, le refus de croire à un seul article s’oppose à la foi. Or la charité ne reste pas dans l’homme après un seul péché mortel. Donc la foi non plus après qu’on refuse de croire à un seul article de foi.
Conclusion :
L’hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l’habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu’il soit, l’espèce dépend de ce qu’il y a de formel dans l’objet ; cela enlevé, l’habitus ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n’adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l’enseignement de l’Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n’a pas l’habitus de la foi. S’il admet des vérités de foi, c’est autrement que par la foi. Comme si quelqu’un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair qu’il n’en a pas la science, mais seulement une opinion.
En revanche, il est clair aussi que celui qui adhère à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne. Autrement, s’il admet ce qu’il veut de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l’hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à suivre en tout l’enseignement de l’Église ; car s’il n’a pas cette opiniâtreté, il n’est pas déjà hérétique, il est seulement dans l’erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d’un seul article, n’a pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre.
Solutions :
- Les autres articles de foi sur lesquels l’hérétique n’est pas dans l’erreur, il ne les admet pas de la même manière que les admet le fidèle, c’est-à-dire par une simple adhésion à la Vérité premières, adhésion pour laquelle on a besoin d’être aidé par l’habitus de foi. L’hérétique, lui, admet des points de foi par sa propre volonté et par son propre jugement.
- Dans les diverses conclusions d’une même science, il y a divers moyens pour établir les preuves, et l’un peut être connu sans l’autre. C’est pourquoi on peut savoir certaines conclusions d’une science tout en ignorant les autres. Mais la foi adhère à tous les articles de foi en raison d’un seul moyen, c’est-à-dire de la Vérité première telle qu’elle nous est proposée dans les Écritures sainement comprises selon l’enseignement de l’Église. C’est pourquoi celui qui se détache de ce moyen est totalement privé de la foi.
- Les divers préceptes de la loi peuvent être rapportés à divers motifs prochains, et sous cet angle on peut observer l’un sans l’autre ; ou bien à l’unique motif premier qui est d’obéir à Dieu parfaitement, et c’est de quoi s’écarte quiconque transgresse un seul précepte selon la parole de S. Jacques (2, 10) ; » Celui qui a péché sur un point s’est rendu coupable de tous. » »
– Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique IIa-IIae, q. 5, art. 3
Il y a un proverbe italien plein de sagesse qui dit: « Voulais-tu le vélo ? Maintenant pédale ! ». Vous m’avez posé beaucoup de questions sur Assise, et supportez maintenant mes réponses ! Eh bien, où en étions-nous ?
Nous devons maintenant affronter courageusement une question décisive, car ICI est la différence entre Assise et le modernisme, le faux œcuménisme, le panchristianisme, etc.
Le problème concerne le contenu de la foi implicite : toute foi, plus ou moins explicite, doit avoir un contenu – plus exactement, des contenus surnaturels révélés -, sinon ce ne serait pas la foi, mais la pensée humaine. Selon les modernistes, la religion est l’émergence de sentiments religieux : pour les modernistes, le contenu de ce sentiment n’est pas important : un bon aboutissement existentiel de ce sentiment religieux suffit. Alors ils raisonnent: « Êtes-vous content ou satisfait d’être bouddhiste ou de pratiquer la religion que vous avez vous-même créée ? Que ce sentiment émerge ! Si vous laissez émerger votre sentiment religieux, vous êtes chrétien, même si vous n’avez pas conscience d’être chrétien. ».
Quelle est la différence entre la foi implicite, comme nous l’avons appris par saint Thomas, et cette conception moderniste ? Les différences concernent les dispositions du sujet et l’objet lui-même. L’homme sait, par raison naturelle, qu’il doit poursuivre sa fin ultime ; l’homme sait que cette fin est bonne, belle ; il désire donc poursuivre sa fin ultime. La grâce parvient à entrer dans ce désir naturel, et ainsi ce désir naturel devient surnaturel ; c’est le début psychologique de l’acte de foi. Il existe déjà des différences importantes entre les conceptions catholique et moderniste de la foi.
Dieu lui-même révèle les moyens de l’acte de foi, le contenu objectif, même si cette connaissance n’est pas complètement explicite. Dieu agit de deux manières :
- Avec sa providence naturelle : un infidèle peut admirer la création (Rom. 1 : 20 : Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible) et croire (mais il peut aussi ne pas croire) ; ou bien Dieu envoie un missionnaire à l’infidèle.
- Avec une inspiration surnaturelle immédiate : on peut lire l’autobiographie de certains convertis, et admirer leurs réflexions. Mais on ne peut exclure des inspirations mystérieuses dans le cœur de beaucoup d’infidèles : peut-on penser qu’un pauvre primitif d’Amazonie ou d’Asie est oublié de Dieu ?
Dans les deux cas, une vérité, un contenu, une révélation surnaturelle – implicite ou explicite – est proposée à l’homme. Une bonne volonté veut, « choisit » tout ces moyens que Dieu lui a révélé.
Saint Thomas dit, à propos de ces infidèles – un homme qui ne croit pas « dans le sens d’une pure négation », comme Corneille, mais adhère à tout ce que Dieu lui révèle, qu’il « accomplit ce qui est en son pouvoir (quod in se est faciat) » – il n’est pas, formellement, un infidèle – il a une foi implicite.
Dans ce sens, nous pouvons mieux comprendre le mot du P. Garrigou-Lagrange : « Formellement, sont plus éloignés de la vraie religion les gens qui ont dévié en préservant de nombreux dogmes que les gens qui ont tendance au catholicisme embrassant peu de vérités. »
Un homme primitif dans la jungle, qui « accomplit ce qui est en son pouvoir », a plus de foi qu’un théologien dissident ! Et nous avons la même foi de l’homme primitif – en ce sens nous croyons au même Dieu -, mais nous n’avons pas la même foi d’un théologien dissident, et nous ne croyons pas au même Dieu que le théologien dissident, même s’il peut bien mieux comprendre la procession trinitaire que nous. Nous pouvons ainsi comprendre ce que dit saint Paul dans Actes 17:23 « […] ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer. ». Dans un autre sens, nous n’avons pas le même Dieu du primitif, mais nous avons le même Dieu du théologien dissident (d’un point de vue purement matériel). Dans ce dernier sens, il est vrai que les dieux des païens sont des démons.
On comprend aussi pourquoi le pape saint Pie X dit, dans Pascendi, que le modernisme ruine non seulement la religion catholique, mais aussi toute religion : parce que l’acte de religion, l’acte qui pourrait précéder une conversion, est fondamentalement miné. Alors le P. Cornelius dit que dans les derniers jours, l’Antéchrist combattra toute religion!
J’ai essayé seulement de commencer à étudier les faits d’Assise : vous n’avez pas lu l’argumentation complète qui serait nécessaire, mais seulement quelques courriels d’un prêtre de montagne. Je crois avoir montré qu’Assise n’est pas seulement une question d’œcuménisme, mais que beaucoup de problèmes sont impliqués. Nous ne pouvons pas faire un tour d’esprit inconscient : « Mortalium Animos n’a pas prévu Assise, alors Assise est un fait odieux. ». Il y a des faits nouveaux qui ne figurent pas dans les manuels préconciliaires ; et nous devons pouvoir les évaluer de manière sereine. La bataille pour la liturgie traditionnelle, pour la Tradition catholique et al., espère « le vin nouveau dans des outres neuves. » (Luc 5:38).
Et que dire de l’œcuménisme? J’avoue que quand j’entends ce mot, mes cheveux se dressent ! Mais oublions un instant ce mot. Faut-il essayer n’importe quel effort pour que les infidèles se convertissent ? Oui, nous devons. Pouvons-nous imposer l’acte de foi ? Non, nous ne le pouvons pas. Pouvons-nous essayer de les persuader et de les convaincre par des arguments ? Oui ! Et comment commencer cette persuasion ? « Salut le protestant; ta mère n’était pas une femme honnête ! Convertissez-vous, sinon l’enfer vous engloutira » ; ou essaiera-t-on de ne pas briser « le roseau qui fléchit », ni éteindre « la mèche qui faiblit » (Is. 42: 3) ? Essayer de ne pas briser le roseau qui fléchit, ou de ne pas éteindre la mèche qui faiblit. . . Et est-ce une action missionnaire ? Oui, c’est une action missionnaire. Et devons-nous être missionnaires ? Oui, nous devons. Le terme œcuménisme est-il abusé et utilisé pour faire avaler les pires erreurs ? Oui, mais nous devons être missionnaires même si ce terme subit des abus.