Ceci est une retranscription du chapitre « VALEUR DOGMATIQUE DU SYLLABUS », du Dictionnaire de Théologie Catholique, vol. 14, pt. 2, Scholarios – Sczczaniecki, Librairie Letouzey et Ané, 1941. Imprimatur : Paris, 14 mars 1941, V. Dupin, v.g..
Voir aussi: Saint John Henry Newman sur le Syllabus

— Adressé par le pape à tous les évêques, jouissant d’une autorité qui lui est propre, contenant un enseignement doctrinal, le Syllabus est-il un document infaillible, une définition ex cathedra? Les théologiens sur ce point sont divisés, et il convient d’exposer les différentes opinions.
I. Opinion de ceux qui soutiennent que le Syllabus contient un enseignement infaillible
Les partisans de l’infaillibilité du Syllabus n’invoquent pas tous les mêmes raisons. Certains — ce sont les plus nombreux — voient dans le Syllabus un acte de l’infaillibilité personnelle du pape, une définition ex cathedra. Il en est d’autres, qui font du recueil des propositions un document infaillible, parce qu’il est garanti par lin- faillibilité de l’Église. On a même dit que le Syllabus n’était infaillible que parce que les propositions qu’il contient ont été condamnées par le souverain pontife parlant ex cathedra dans les actes pontificaux auxquels ce catalogue renvoie.
1.Le Syllabus est un acte de l’infaillibilité personnelle du pape, une définition «ex cathedra ».
— Parmi les théologiens qui soutiennent cette idée, on peut citer Mazzella, De religione et Ecclesia…, Rome, 1885, p. 822, note 1; Schrader, De theologia generatim…, Poitiers, 1874, n. 84, p. 136; Chr. Pesch, Prælectiones dogmaticæ, t. 1, pars 2 , De Ecclesia Christi, sect. 4 : De subjecto activo magisterii ecclesiastici, art. 2, n. 520; Schceben, Handbuch der kath. Dogmatik, cf. la traduction de l’abbé Belet, t. 1, n. 510, p. 353 sq.; Franzelin, cité et commenté par le P. Desjacques, dans Études, juillet, 1889, p. 354 sq.; H. Dumas, dans Études, mai 1875, p. 736 sq.
a) Exposé – On peut ramener à trois les raisons apportées.
a. — D’abord le Syllabus a été reconnu comme une définition ex cathedra par le consentement moralement unanime de l’épiscopat catholique. La publication du document a été l’occasion de nombreuses déclarations infaillibilistes. L’évêque de Montauban, par exemple, écrivit à ce propos : « La suprématie et l’infaillibilité du pape sont arrivées à un tel degré d’évidence de fait et de droit qu’il n’y a plus à en disputer. » Cf. L’encyclique et les évêques de France, p. 63. Il n’est pas seul à parler de la sorte. De nombreux prélats dans tous les pays, des conciles provinciaux tiennent un langage analogue. Cf. J. Bellamy, La théologie catholique au xixe siècle, Paris, 1904, t. 1, p. 62. Les évêques ont reçu la parole du pape comme la parole de Pierre, ils l’ont acceptée comme la règle de la croyance; ils s’y sont soumis sans réserve, parce qu’ils y ont vu l’expression de l’infaillible vérité.
b. — De plus, le Syllabus n’est pas un document isolé; il fait un tout avec l’encyclique Quanta cura; il a été publié avec elle; les deux écrits sont intimement liés. Or, la déclaration très grave faite par le pape à la fin de l’encyclique vise, à n’en pas douter, le Syllabus lui-même. « Nous réprouvons par notre autorité apostolique, dit Pie IX, nous proscrivons, nous condamnons toutes et chacune des mauvaises opinions et doctrines signalées en détail dans les présentes lettres, et nous voulons et ordonnons que tous les enfants de l’Église catholique les tiennent pour réprouvées, proscrites et condamnées. » Cf. Raulx, op. cit., p. 11. Ces expressions montrent que, dans les deux documents. le pape a voulu faire appel au maximum de son autorité en matière d’enseignement.
c. — En lui-même, le Syllabus a du reste tous les caractères d’une définition ex cathedra. « Il émane de celui qui est le maitre et le souverain de la vérité catholique ; il appartient exclusivement à la foi et aux mœurs par la nature des matières qu’il traite; il a reçu des circonstances qui ont accompagné sa publication le caractère manifeste d’une loi universelle de l’Église. Que lui manque-t-il pour être une décision irréformable, un acte sans appel de l’autorité infaillible de Pierre? » H. Dumas, art. cit. Les théologiens qui soutiennent cette opinion insistent davantage sur la dernière remarque. En publiant le Syllabus, Pie IX voulait assurément frapper un grand coup et abattre, autant qu’il le pouvait, les doctrines révolutionnaires si vivaces et si dangereuses. Pendant plus de quinze ans, si l’on peut dire. il s’était préparé à ce grand coup; il avait écrit des encycliques, prononcé des allocutions, demandé à plusieurs commissions de multiplier leurs travaux. Puis, lorsque le moment lui avait paru propice, il avait adressé au monde une parole solennelle et souveraine. Un acte préparé d’aussi longue date et avec autant de sollicitude ne saurait être un acte quelconque; ce serait faire injure à la sagesse et à la prudence de Pie IX que de le supposer. La sentence qu’il a prononcée est définitive et irréformable; le Syllabus engage l’infaillibilité du vicaire de Jésus- Christ.
b) Critique. — Les preuves apportées pour établir et appuyer cette première opinion ne semblent pas aussi évidentes qu’on le prétend.
a. — L’argument tiré du consentement quasi-unanime de l’épiscopat à reconnaître dans le Syllabus un document ex cathedra est beaucoup moins probant qu’il ne pourrait le paraître de prime abord. Les évêques ont évidemment tous accueilli le Syllabus comme un acte authentique qui signalait les erreurs modernes; ils ont tous adhéré aux condamnations qu’il portait, repoussant et réprouvant, comme le demandait Pie IX, tout ce que le Syllabus repoussait et réprouvait. Mais ils n’ont pas tous considéré l’œuvre pontificale comme une définition. Mgr Dupanloup et ceux qui, comme lui, étaient favorables à certaines tendances libérales n’ont pas cru se soumettre à un document ex cathedra; leurs réflexions, leurs écrits surtout le démontrent amplement. Ci-dessus, col. 2885. Dès lors la quasi-unanimité sur laquelle on veut s’appuyer n’existe pas et la raison qu’on invoque perd toute sa valeur.
b. — Est-il bien sûr que l’encyclique Quanta cura soit un acte ex cathedra? On l’a nié. Cf. Hergenröther, Kathol. Kirche und christl. Staat, trad. angl., Londres, 1876, p. 207. Sans doute les termes employés par Pie IX sont fort nets et paraissent marquer l’intention du pontife de porter une sentence définitive et obligatoire en matière doctrinale. Mais cela suffit-il pour en faire un document ex cathedra? Et peut-on dire, par ailleurs, que l’encyclique constitue avec le Syllabus un tout d’une telle unité que les raisons amenant à conclure au caractère infaillible du premier document valent également pour le second? Rien n’est moins sûr. La lettre du cardinal Antonelli annonce aux évêques deux actes pontificaux distincts et indépendants. « Le pape m’a ordonné, dit-il, de veiller à ce que le Syllabus vous fût expédié, dans le temps où il a jugé bon d’écrire une autre lettre encyclique tous les évêques catholiques. » S’exprimerait-il de la sorte si l’encyclique et le Syllabus n’étaient qu’une seule et même chose? On a fait état, en faveur de l’infaillibilité du recueil, de la formule solennelle de condamnation que Pie IX a placée à la fin de ce premier écrit. Il y est dit que sont proscrites les erreurs « signalées en détail dans les présentes Iettres ». Mais, d’une part, le Syllabus n’est ni annoncé, ni nommé dans l’encyclique. Si Pie IX avait voulu faire entendre l’unité des deux documents, il les eût insérés l’un dans l’autre, ou se serait pris de manière à ne laisser subsister aucun doute sur sa pensée. D’autre part, les doctrines rejetées ici et là ne sont pas exactement les mêmes. Celles que condamne l’encyclique sont presque toutes répétées dans le Syllabus; mais beaucoup des propositions du catalogue, par contre, loin d’être « signalées en détail » dans l’encyclique, n’ont aucun rapport avec l’enseignement qui y est contenu. Comment dès lors conclure, de la seule phrase citée, qu’elles sont toutes proscrites ex cathedra par le magistère infaillible du pape?
c. — Les circonstances de la composition et de la publication du Syllabus montrent-elles absolument que l’intention de Pie IX était de porter une sentence définitive et obligatoire, où il engageait le maximum de son autorité? Les raisons apportées ne sont pas suffisamment fortes pour imposer cette opinion. Bien plus, ceux qui nient l’infaillibilité du Syllabus trouvent en ces mêmes circonstances des arguments qui leur semblent sérieux.
2. Le Syllabus contient une doctrine infaillible, parce qu’il est garanti par l’infaillibilité de l’Église.
a) Exposé.
— Devant les observations précédentes qui leur semblent fondées, un certain nombre de théologiens font appel à l’infaillibilité de l’Église. Cf. Wernz, Jus decretalium, t. 1, Rome, 1898, n. 278; Aichner, Compendium juris ecclesiastici, 9e éd., Brixen, 1900, p. 59 sq; Ojetti, Synopsis rerum moralium et juris canonici, Prati, 1911, au mot Syllabus; Frins, dans Kirchenlexicon, au mot Syllabus.
La base de leur argumentation est résumée par Wernz, loc. cit : Syllabus… vi primæ publicationis definitio ex cathedra dici potest, quamvis id minore claritate et certitudine constet quam de encyclica… At, cum utrique documento, etiam Syllabo, accesserit consensus magisterii dispersi Ecclesiæ, utraque decisio ex alio fonte est norma certa atque infallibilis.
b) Critique.
— Pour que l’argument ait toute sa valeur, il faut montrer ou bien que l’épiscopat a considéré unanimement le Syllabus comme document infaillible, ou bien que l’enseignement contenu dans le recueil a cessé d’être objet de discussion, pour être proposé dans l’Église comme vérité de foi. Or, rien n’est moins prouvé et il importe de rappeler ici les divergences qui se sont manifestées dans l’épiscopat même, dès le lendemain de la publication du recueil, au sujet du sens qu’il convenait de donner à telle proposition. Sans doute, si l’infaillibilité du Syllabus était d’avance prouvée, le désaccord de ses interprètes en certains points ne changerait pas la valeur de l’acte pontifical. Cf. L. Choupin, op. cil., p. 150. Mais il s’agit, dans la pensée des théologiens qui soutiennent l’opinion que nous discutons, de tout autre chose; ils veulent garantir l’infaillibilité du document par le consentement unanime des évêques. Dès lors la preuve, au moins pour certaines propositions, fait défaut, car il est impossible d’affirmer avec certitude que toutes les contradictoires de ces propositions « ont été acceptées et enseignées unanimement comme vérités de foi par le magistère de l’Église dispersé ». Les discussions, du reste, ont continué, elles ont duré jusqu’à nos jours. Cf. Biederlaek, dans Staatstexicon, t. V, col. 664, au mot Syllabus; et le fait que les théologiens traitent encore librement de nos jours cette question d’infaillibilité montre qu’elle n’est pas tranchée définitive- ment dans l’Église.
3. Le Syllabus est infaillible, parce que les documents dont il est composé le sont.
a) Exposé.
— Cette position est celle de Rinaldi, op. cil., c. 111, p. 7 sq. « Les propositions du Syllabus, dit-il, sont toutes condamnées par le pape agissant dans la souveraineté absolue de son pouvoir d’enseignement; mais ce n’est point dans ce recueil que Pie IX a exercé la plénitude de son autorité; c’est dans les divers documents d’où sont tirées les propositions. Si donc elles sont des définitions — et elles le sont assurément — c’est parce que les actes pontificaux auxquels le Syllabus renvoie sont eux-mêmes des décisions infaillibles. Le fait de les avoir groupées en un catalogue ne les a pas frappées d’une condamnation nouvelle. Nous n’avons dans le Syllabus « qu’une notification authentique, un index autorisé, qui certifie que les sentences dont il est le résumé ont été rendues ex cathedra, et qui supplée ce qui aurait pu manquer à leur promulgation ». L. Choupin, op. cit., p. 145-147.
b) Critique.
— Il faut dès lors accepter que tous les actes qui servent de sources au Syllabus sont des définitions. La chose est difficile à admettre, au moins pour plusieurs d’entre eux. Évidemment, le pape n’est pas astreint à prononcer telle formule pour attester qu’il parle ex cathedra; en prononçant une allocution dans un consistoire, en écrivant une lettre à un évêque, il peut très bien vouloir atteindre l’Église tout entière et obliger tous les fidèles; encore faut-il que sa volonté de le faire soit clairement manifestée et qu’il n’y ait pas de doute sur ses intentions. C’est ce qui n’apparaît pas toujours. On cite généralement à ce sujet la proposition 32, extraite d’une lettre pontificale à l’évêque de Montréal. Pie IX félicite ce prélat d’avoir écrit un opuscule pour attaquer « la loi inique qui impose aux clercs le service militaire ». Cf. Recueit… p. 514-515. Y a-t-il, à strictement parler, dans ce document une condamnation de la loi, et si elle existe, peut-on lui donner la valeur d’une définition ex cathedra, que le Syllabus notifierait simplement? L’affirmation est peu vraisemblable. Personne, semble-t-il, n’a repris à son compte le système du P. Rinaldi. Son livre, bourré de textes, n’en est pas moins de toute première valeur pour l’étude du Syllabus. Cf. l’analyse qu’en a donnée F. Desjacques, loc. cit., p. 360 sq.
II. Opinion de ceux qui ne voient pas dans le Syllabus un enseignement infaillible du souverain pontife.
— Voir surtout F. Heiner, Der Syllabus in ultramontaner und antiultramontuner Betcuchtung, Mayence, 1905, analysé par A. Boudinhon, dans Revue du clergé français, mai 1905, p. 412 sq.; cf. P. Bernard, dans Etudes, mai 1906, p. 407 sq. Cette opinion s’appuie sur la définition de l’infaillibilité pontificale, et sur l’application de cette définition au cas spécial du Syllabus. Le pape est infaillible quand il enseigne, comme étant révélée de Dieu et comme devant être tenue par tous les fidèles, une vérité qui concerne la foi ou les mœurs, avec l’intention suffisamment manifestée de prononcer définitivement sur la doctrine ct d’obliger tous les chrétiens. Or, ni les circonstances du Syllabus, ni son contenu ne montrent avec certitude que ces conditions sont réalisées.
1. Les circonstances du Syllabus
— On a vu plus haut, col. 2877 sq. les différents stades de sa formation. En 1862, les soixante et une propositions préparées par les théologiens avaient reçu l’approbation des trois cents évêques consultés et Pie IX se proposait de publier avec le catalogue une bulle spéciale, condamnant les principales erreurs modernes. Les indiscrétions d’un journal hostile au Saint-Siège l’ayant fait renoncer à son premier projet, il fit composer un recueil de propositions, tirées cette fois des actes antérieurs de son pontificat. C’est le Syllabus actuel. Il est, à n’en pas douter, un document beaucoup moins solennel que celui qui avait été prévu tout d’abord; et ce fait marque bien l’intention de Pie IX de ne pas recourir en cette circonstance au maximum de son autorité doctrinale. De plus, ce que le pape a voulu garantir, c’est uniquement le caractère officiel et l’authenticité de l’œuvre; c’est pourquoi il a fait affirmer par son secrétaire d’État que le catalogue avait été composé sur son ordre et envoyé sur « son commandement exprès ». Dans l’encyclique Quanta cura, elle-même, il n’est pas question du Syllabus. Il est manifeste, par conséquent qu’il n’a pas « les solennités d’un acte ex cathedra et d’une définition dogmatique »; il semble, au contraire, « qu’on ait pris grand soin de les en écarter ». A. Boudinhon, loc. cit., p. 416.
2. Le contenu du Syllabus
Si le Syllabus était un acte qui engageait l’infaillibilité pontificale, il faudrait dire que chacune des propositions qui le composent est contraire à la foi catholique, et que les contradictoires de ces propositions expriment exactement le dogme. Il n’en est rien en plusieurs cas; trois exemples suffisent à le prouver.
a) La proposition 16 est ainsi conçue : Les hommes peuvent trouver le chemin du salut éternel et obtenir ce salut éternel dans le culte de n’importe quelle religion. La doctrine catholique ne se trouve pas dans la contradictoire de cette proposition; le texte du Syllabus peut s’interpréter d’une manière orthodoxe; tel qu’il est, il résume l’enseignement commun des théologiens les plus autorisés qui distinguent l’appartenance au corps et à l’âme de l’Église et affirment possible le salut des hommes de bonne foi. Est condamné seulement celui qui veut tirer de ce principe le système de l’indifférentisme religieux, en proclamant que toutes les religions sont bonnes. Si l’on se reporte à l’acte pontifical d’où est extraite la proposition, on voit clairement que tel est le sens de la phrase. Cf. col. 2891.
b) La proposition 67 est ainsi formulée : De droit naturel, le lien du mariage n’est pas indissoluble… Or, la loi mosaïque a donné aux juifs le pouvoir de divorcer; la loi chrétienne elle-même reconnaît au pape le droit de rompre en certains cas le matrimonium ratum; elle permet aussi la rupture du mariage même consommé des infidèles, en vertu du privilège paulin. Pie IX n’ignore pas ces exceptions à la règle générale; si donc, en insérant dans le Syllabus la proposition 67, il veut porter une définition, il laisse croire que le mariage est indissoluble de droit naturel sans aucune réserve; faute de précisions, il modifie en quelque sorte l’enseignement catholique. Que l’on se reporte au document d’où la proposition est extraite, col. 2906; le pape y condamne le divorce civil dont il énonce les méfaits et il proscrit le principe sur lequel s’appuient les ennemis de l’Église : principe à la fois dangereux et faux, parce qu’il ne fait pas les distinctions nécessaires.
c) Il serait également bien difficile de prendre comme exposé de la doctrine catholique la contradictoire de la proposition 80: « Le souverain pontife peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Est-il défini que tout est mauvais dans la civilisation d’aujourd’hui? Est-ce la condamnation définitive d’un libéralisme auquel beaucoup de catholiques étaicnt profondément attachés? Les adversaires de la papauté l’ont cru, et ils ont accusé l’Église d’étouffer tout progrès; les ennemis du libéralisme ont vu dans cette proposition le rejet d’un système qu’ils combattaient depuis longtemps. De fait, à ne prendre que le texte du Syllabus, les uns et les autres semblaient avoir raison. Mais le pape, à la vérité, n’avait pas l’intention de se dire l’ennemi irréconciliable de la civilisation moderne et du progrès, eneore bien moins de définir une telle affirmation. Il ne blâmait que « la civilisation contemporaine, par le moyen de laquelle se produisent tant de maux, et se proclament tant de funestes opinions extrêmement opposées à la religion catholique et à sa doctrine ».
La conclusion qui s’impose est donc la suivante : le Syllabus, en tant que recueil de propositions, n’est pas un document infaillible, puisque certaines au moins de ces propositions ne peuvent pas être dites contraires à la foi catholique. Cf. A. Boudinhon, loc. cit., p. 415 sq.
III. Conclusion générale
— Cette importante question de la valeur du Syllabus semble pouvoir être résumée de la façon suivante :
1° Le Syllabus porte le titre suivant : Recueil comprenant les principales erreurs de notre temps notées dans les allocutions consistoriales, lettres, etc… Que l’on remarque le mot notées. C’est dans les documents antérieurs que les propositions ont été frappées d’une réprobation théologique. Ce n’est pas parce qu’elles sont dans le Syllabus qu’elles sont des erreurs; c’est parce qu’elles sont des erreurs et avaient déjà été proscrites comme telles que le Syllabus les contient. Pour connaître donc exactement en quoi et dans quelle mesure les propositions sont opposées au dogme et à l’enseignement de l’Église, il faut se reporter aux documents d’où elles proviennent. C’est à dessein que le catalogue porte après chaque proposition la mention de ses sources. Or, cet examen montre que toutes les erreurs ne sont pas condamnées au même titre.
- Les unes sont de véritables hérésies, c’est-à-dire qu’elles nient des vérités définies par l’Église comme appartenant au dépôt de la révélation. Telles sont, par exemple, la plupart de celles qui se trouvent dans le §1 : Panthéisme, naturalisme et rationalisme absolu.
- D’autres touchent aux questions de politique religieuse, à la liberté des cultes. Elles ne sont pas aussi directement opposées à la foi. Heiner, op. cit., les dit contraires au droit prescrit de l’Église catholique, mais, ajoute-t-il, « rien n’empêche absolument de croire que ces propositions ne puissent être un jour, dans un ordre de choses différent, interprétées avec moins de rigueur ». Cf. P. Bernard, art. cit., p. 408.
- Certaines propositions enfin ne peuvent pas être hérétiques, elles sont seulement historiquement fausses. Par exemple, la proposition 72 : « Boniface VIII, le premier, a déclaré que le vœu de chasteté prononcé dans l’ordination rend le mariage nul. » La nullité du mariage des clercs majeurs a été reconnue avant Boniface VIII, et dès XIIe siècle. Mais en quoi cette erreur purement historique peut-elle intéresser la foi ou les moeurs? On ne peut même pas parler ici de fait dogmatique; aucune définition n’est possible.
2° A ces quatre-vingts propositions déjà condamnées antérieurement dans des circonstances diverses, qu’a donc ajouté leur insertion dans le catalogue nommé Syllabus ? Deux choses :
- Au point de vue pratique.— Les erreurs sont évidemment mieux mises en lumière. La plupart sont extraites textuellement des lettres ou des eucycliques. Dégagées de leur contexte, elles paraissent plus nettes qu’au milieu des explications qui les encadrent. Certaines, qui ne sont signalées dans les actes pontificaux qu’à propos d’un cas particulier, sout exprimées maintenant en termes généraux d’une portée universelle. Cf. prop. 77, 78, 79. Il y a même des propositions qui sont formées d’extraits de plusieurs documents différents, afin d’exposer la doctrine de façon plus complète. Cf. prop. 67.
La rédaction a donc été assez libre; ce n’est point dire qu’elle fut toujours parfaite. Outre les nombreuses répétitions que l’on constate dès la première lecture (cf. par exemple, prop. 28 et 49, 50 et 51, etc.), on peut regretter à plusieurs reprises le manque de clarté dans l’expression. L’exemple le plus typique est la proposition 75 : « Les fils de l’Église chrétienne et catholique disputent entre eux sur la compatibilité du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel. » A s’en tenir à ces termes, il est difficile de savoir si le pape a énoncé un fait ou signalé une erreur. Le contexte de la proposition éclaire le problème; il s’agit de proscrire une doctrine de J.-N. Nuytz qui approuvait ces discussions entre catholiques; telle qu’elle est rédigée, la proposition ne le laisse pas suffisamment entendre. On a beaucoup écrit aussi à propos de la proposition 61 : « Une injustice de fait couronnée de succès ne porte pas préjudice à la sainteté du droit. » Où est l’erreur et comment la comprendre même dans l’allocution de Pie IX qui la signale, à plus forte raison dans le Syllabus, où cette phrase ne laisse pas d’être embarrassante? Les commentateurs ont dû s’y arrêter longuement. Cf. Heiner, op. cit., p. 279-281; Mgr Maupied, Le Syllabus et l’encyclique, Tourcoing, 1876, p. 324 sq.; Viollet, op. cit., p. 90 sq. (combattu dans Études, 20 janvier 1905, p. 255); A. Boudinhon, art. cit., p. 419 - Au point de vue dogmatique. — Les erreurs insérées dans le reeueil ne reçoivent pas de ce fait une censure théologique plus précise; elles gardent, autrement dit, la note qui leur convenait en vertu des documents antérieurs. On peut les dire néanmoins frappées d’une réprobation spéciale, la même pour toutes, en ce sens que leur insertion au catalogue, sans constituer une sentence à proprement parler, est une confirmation officielle et authentique de la sentence qui les avait atteintes auparavant. C’est ainsi que l’on peut parler de la valeur propre du Syllabus, distincte de la valeur des actes pontificaux qui en sont la source. C’est aussi en ce sens restreint qu’il faut entendre les mots de « condamnation nouvelle », souvent employés par les commentateurs du Syllabus, et que nous ne refusons pas de redire comme eux.
3° Somme toute, il ne faut pas condamner les théologiens qui ont attribué au recueil une autorité suprême. Les arguments qu’ils développent ne laissent pas d’avoir quelque probabilité. Il ne leur est pas permis, toutefois, d’imposer leur manière de voir à ceux qui sont d’un autre avis. Il paraît plus vrai d’admettre, en effet, que Pie IX n’a pas voulu se servir, en cette circonstance, de son magistère infaillible. Le Syllabus reste — et cette fois, sans contredit — un acte du souverain pontife, une œuvre doctrinale, à laquelle tous les fidèles doivent respect et obéissance. Cette obéissance, les évêques l’ont toujours prêchée et les vrais chrétiens s’y sont soumis sans réserves. Quant aux polémistes qui ont voulu ou voudraient encore de nos jours se servir du Syllabus comme d’une arme contre l’Église, il est vraisemblable qu’ils ne l’ont jamais lu; il est sûr, en tout cas, qu’ils ne l’ont pas compris.