Cet article est une traduction de l’article de Dom Cornelius, de l’abbaye de Saint-Cyran, et daté du 8 juillet 2020.
« L’Église du Christ subsiste dans l’Église catholique ». Gérard Philips avait prédit que cette affirmation, contenue dans le huitième chapitre de la Constitution dogmatique Lumen Gentium, ferait « couler beaucoup d’encre ». Et comme cette prédiction était judicieuse ! Comme les conséquences d’un rejet décisif par l’Église catholique de sa propre identification avec l’Église fondée par Jésus-Christ seraient bouleversantes !
Le problème, bien sûr, est que cette déclaration n’a pas fait couler beaucoup d’encre. Lors du comité où elle a été proposée, en présence de grands noms de la néo-scolastique tels que Fenton, Salaverri et Ottaviani, elle a été acceptée sans la moindre discussion. Seuls quelques Pères voulurent la remplacer par une autre. Leurs suggestions n’aboutirent à rien, et la Constitution passa au vote avec une majorité presque unanime et fut ensuite souscrite par tous les évêques de l’Église catholique. Par la suite, la discussion s’est limitée à une poignée d’ecclésiologues et à une véritable foule de schismatiques, qui ne dialoguent que rarement entre eux.
Et cette affirmation n’a jamais été employée dans le texte de la Constitution elle-même – du moins pas sous la forme que nous lui avons donnée ci-dessus. Les noms propres « Église du Christ » et « Église catholique » ne sont pas joints par le verbe « subsiste ». Il semble donc que l’on ne puisse pas lire ce texte comme une déclaration concernant deux entités distinctes qui sont proprement nommées « Église du Christ » et « Église catholique ».
Ces deux conclusions en suggèrent vaguement une autre, que nous sommes sur le point de faire sortir de l’ombre à la lumière, comme tant d’autres avant nous l’ont fait. Il s’agit du fait que l’Église catholique n’a pas résolument rejeté sa propre identification avec l’Église fondée par Jésus-Christ.
Nous ne traiterons pas de la question de savoir si le pape saint Paul VI était un « vrai pape » ou non. Pour reprendre les mots du Saint-Père actuel, « ne nous perdons pas dans la bêtise ».
L’histoire de l’origine de l’expression subsistit in a été donnée de nombreuses fois par de nombreux auteurs différents. Nous ne la répéterons pas de manière trop détaillée.
Le schéma initial proposé à la considération des Pères du Concile disait que l’Église une, sainte, catholique et apostolique est (est) l’Église catholique, en dehors de laquelle on ne peut trouver que des « éléments ». (Ainsi, l’opinion de Sullivan, (qu’il repose dans la paix du Seigneur), selon laquelle subsistit in a été introduit pour rendre possible la reconnaissance de ces éléments, s’avère résolument fausse. Nous n’en parlerons plus).
À un moment donné, ce texte a été modifié pour dire que cette Église est présente dans (adest in) l’Église catholique. Ce changement n’a pas duré longtemps, et n’est jamais parvenu au Concile. Lors d’une réunion du comité doctrinal, Heribert Schauf a rejeté la formulation adest in comme étant imprécise. Sebastiaan Tromp a alors déclaré :
« On peut dire : donc elle subsiste dans l’Église catholique, et ceci est exclusif [dit avec force] parce qu’on dit qu’ailleurs il n’y a que des éléments. Cela est expliqué dans le texte. »
Un argument d’autorité seul ne suffira pas. Mais le magistère des théologiens est une chose bien réelle. Comment est-il possible que les ténors de la scolastique de leur époque, qui avaient passé toute leur carrière à défendre la pleine identité de l’Église du Christ et de l’Église catholique, se soient tous trompés en même temps ? Tromp proposa la phrase ; Fenton, Salaverri et Schauf étaient tous présents et ne dirent rien contre ; Ottaviani, le Grand Inquisiteur lui-même, présida la réunion et garda également le silence. La phrase est approuvée sans objection.
En revanche, sommes-nous censés croire les « maîtres » autodidactes de la scolastique, descendants d’une lumière fanée qu’ils n’ont jamais vue dans tout son éclat ? Nous voulons parler des sédévacantistes, qui enseignent à partir des livres des anciens maîtres, mais qui ne les ont jamais connus et n’ont jamais été comptés parmi leurs élèves.
Lorsque la phrase est parvenue au Concile, seuls quatorze Pères ont demandé qu’elle soit remplacée : treize par est et un (le Maître général de l’Ordre des Prêcheurs) par consistit. Plus de deux mille évêques ont voté sur le document final : 2151 pour, 5 contre. Tous ont souscrit au document. Aucune conception de l’infaillibilité de l’Église ne pouvait permettre que tous les évêques – c’est-à-dire l’ensemble de l’ecclesia docens – se trompent simultanément, même s’ils étaient unis à un faux chef [NdT : à ce sujet, consulter les articles : Indéfectibilité et obéissance à l’Eglise enseignante et Doctrines hérétiques de Vatican II ?].
Comme nous l’avons déjà dit, le texte de Lumen Gentium n’utilise pas les noms propres « Église du Christ » et « Église catholique » comme les deux termes d’une déclaration régie par subsistit. La phrase est, en fait, la suivante :
« Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui [13], bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité se trouvent hors de sa sphère, éléments qui, appartenant proprement par le don de Dieu à l’Église du Christ, portent par eux-mêmes à l’unité catholique. »
Qu’est-ce que « cette Église », et que dit-on d’elle ? Le document fait ces affirmations :
- Elle est la communauté de foi, d’espérance et de charité.
- Elle est soutenue par le Christ dans ce monde en tant que structure visible par laquelle il répand la vérité et la grâce à tous.
- Elle est « l’Église une, sainte, catholique et apostolique » du Credo.
- Elle a été donnée à Pierre pour qu’il la gouverne, et à Pierre et aux autres apôtres pour qu’ils la développent et la gouvernent.
- Elle a été érigée pour toujours comme « la colonne et le fondement de la vérité ».
- Elle est constituée et ordonnée dans ce monde comme une société.
- Enfin, elle subsiste dans l’Église catholique.
Et de « l’Église catholique », le document dit :
- Elle est gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques de sa communion.
- On trouve dans sa structure de nombreux éléments de sanctification et de vérité.
Certains de ces prédicats semblent être valables pour les deux entités. Si la première Église est « l’Église une, sainte, catholique et apostolique », comment peut-il y avoir une « Église catholique » qui ne lui soit pas identique ? Est-il possible que cette dernière Église ne soit ni une, ni sainte, ni apostolique ? Certainement pas – par exemple, le Concile a enseigné dans Unitatis redintegratio que l’unité du Credo « subsiste de façon inamissible dans l’Église catholique ».
Il ne semble pas que ces termes soient vraiment distincts. Et pourtant, ils apparaissent comme des termes distincts dans une déclaration : l’un subsiste dans l’autre. Que sont-ils donc ?
La réponse, en un mot, est la réduplication.
Mais nous allons trop vite en besogne.
Commençons par deux déclarations du Relateur qui a été le premier à introduire l’expression subsistit in auprès des Pères du Concile, le cardinal Michael Browne. Il dit d’abord que
« a) Le mystère de l’Église est présent et manifesté dans une société concrète. Le corps visible et l’élément spirituel ne sont pas deux choses, mais une seule réalité complexe, contenant des éléments divins et humains, des moyens de salut et des fruits du salut. Ceci est illustré par l’analogie avec le Verbe incarné.
b) L’Église est une, et elle est présente en ce monde dans l’Église catholique, bien que des éléments ecclésiaux se trouvent en dehors d’elle. » (Acta Sancta Synodalia, v. 3 p. 1, p. 176)
Le mystère de l’Église est plus grand que la société concrète, cette dernière n’en étant que la présence et la manifestation. L’Église est plus grande que l’Église catholique, cette dernière étant sa présence « en ce monde ». Qu’en est-il de sa présence en dehors de ce monde ? Une telle présence n’est évidemment pas l’Église catholique. »
Plus tard, dans la même Relatio, il dit ce qui suit :
« Le mystère de l’Église n’est cependant pas une figure idéaliste ou irréelle, mais existe dans cette société catholique très concrète, sous la direction du successeur de Pierre et des évêques de sa communion. Il n’y a pas deux Églises, mais une seule, à la fois céleste et terrestre, qui révèle le dessein éternel de Dieu, par son assimilation à son Seigneur, puis dans sa purgation, puis dans sa victoire glorieuse. » (Acta Sancta Synodalia, v. 3 p. 1, p. 180)
Une seule Église, pas deux. Et elle révèle le plan éternel de Dieu « par son assimilation à son Seigneur » (l’Église Militante), « puis dans sa purgation » (l’Église Souffrante), « puis dans sa glorieuse victoire » (l’Église Triomphante).
D’un côté, deux Églises, l’une plus grande que l’autre. D’autre part, une seule Église, pas deux. Quel sens devons-nous donner à tout cela ?

Jacques Maritain, le grand philosophe thomiste français, était venu à la rescousse du pape saint Paul VI, tourmenté par les sombres nuages d’orage qui s’amoncelaient sur l’Église après le Concile. Les évêques néerlandais venaient de rédiger leur Catéchisme, un document qui semblait réduire la belle clarté de la foi chrétienne à des platitudes et à l’obscurité. Maritain rédigea pour le pape un Credo du Peuple de Dieu, une mise à jour du Credo de Nicée afin d’englober tous les développements de la doctrine catholique qui s’étaient produits depuis : entre autres, les définitions de Trente et de Vatican I, l’ecclésiologie de Vatican II et les dogmes mariaux. Malheureusement, ce Credo n’a pas supplanté le Credo tridentin, auquel il est de loin supérieur.
Il n’est donc pas surprenant que Maritain vienne également à notre secours, bien qu’à titre posthume.
En 1973, Maritain a composé une œuvre De l’Église du Christ, du genre de l’ancien tractus scolastique de Ecclesia. Il y applique l’exigence des Notifications jointes à Lumen Gentium : que le document soit interprété à la lumière des normes d’interprétation théologique, qui étaient alors celles de la néo-scolastique. Maritain ne s’est pas excusé d’avoir utilisé la philosophie de saint Thomas à une époque qui semblait déterminée à l’oublier. C’est dans cet ouvrage que se trouve la clé.
La doctrine exposée par Maritain est la suivante.
L’Église est une société surnaturelle composée de tous les fidèles. Elle reçoit sa subsistance de deux sources. Elle a une subsistance naturelle, c’est-à-dire qu’elle existe en vertu des subsistances individuelles de ses membres, comme toute autre société humaine. Elle a aussi une subsistance surnaturelle : elle existe en vertu du fait que Dieu a éternellement accordé au corps de l’Église l’Esprit du Christ qui lui sert d’âme.
La terminologie classique consiste à parler des trois états de l’Église : l’Église militante, l’Église souffrante et l’Église triomphante. Mais il n’y a pas trois subsistances, et donc trois supposits, ou sujets, ou personnes. Il n’y en a qu’une : la personne surnaturelle de l’Église du Christ.
La même Église subsiste dans ces trois états différents. L’Église subsiste dans l’état de l’Église militante, de l’Église souffrante et de l’Église triomphante. Elle reste toujours la même Église. Mais chacun de ces états est doté de caractéristiques propres. Les Églises souffrantes et triomphante sont célestes, composées uniquement de justes. L’Église militante est terrestre et comprend aussi bien des pécheurs que des justes. Les Églises souffrante et triomphante sont gouvernées directement par le chef divin de l’Église. L’Église Militante est gouvernée médiatement, par le Vicaire du Christ. En fin de compte, elles sont toutes la même Église – pas simplement trois sous-ensembles indépendants (et personnels) d’une plus grande Église, mais la même personne de l’Église subsistant partout.
L’Église militante est l’Église qui séjourne sur terre. Elle est l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui. Mais l’Église, qui comprend aussi les âmes des justes qui ont atteint leur récompense éternelle, ne séjourne pas entièrement sur la terre et n’est pas gouvernée dans son intégralité par le successeur de Pierre et les évêques de sa communion.
La réduplication est une méthode scolastique par laquelle on divise un même sujet en deux termes distincts en le considérant en fonction de deux qualités différentes qu’il possède. On dit, de manière spécifique, que le pape actuel est l’ancien archevêque de Buenos Aires. Mais de manière réduplicative, le Pape actuel en ce qui le constitue comme Pape n’est pas strictement égal à l’ancien Archevêque en ce qui le constitue comme ancien Archevêque.
Réduplicativement, l’Église n’est pas l’Église militante. C’est-à-dire que l’Église en ce qui la constitue comme Église n’est pas strictement égale à l’Église Militante en ce qui la constitue comme Église Militante. Le premier terme est constitué par l’infusion de l’Esprit du Christ dans la communauté des fidèles. Le second terme est constitué par la limitation de cette communauté à l’état de séjour sur la terre. Il s’agit cependant, de manière spécifique, du même sujet.
C’est cette réduplication qui permet de diviser un même sujet en deux termes dans un énoncé prédicatif. Elle est à l’œuvre dans le texte même de Lumen Gentium (les italiques ont été ajoutées par nous) :
« Cette Église, dans la mesure où elle est toute la communauté des fidèles animée par l’Esprit Saint, comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste, dans la mesure où elle est cette même Église mais limitée à l’état d’Église militante. »
Cela fonctionne également pour la Relatio du cardinal Browne (les italiques, là encore, sont notre propre ajout) :
« L’Église, dans la mesure où elle est toute la communauté des fidèles animée par l’Esprit Saint […] est présente en ce monde dans l’Église catholique, dans la mesure où elle est cette même Église mais limitée à l’état d’Église militante. »
Comme le dit Lumen Gentium plus haut :
« Le Christ, unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par laquelle il répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce. »
La communauté de foi, d’espérance et de charité et la structure visible (l’Église catholique) sont le même sujet – toutes deux sont la personne surnaturelle de l’Église du Christ – mais la seconde est la première en tant que séjournant sur terre. La première est largement plus grande que la seconde, puisqu’elle n’est pas limitée à la condition de séjour sur terre, et pourtant elles sont exactement la même chose.
Si l’Église catholique n’épuise pas l’être de l’Église du Christ, elle épuise cet être dans la mesure où l’Église est présente sur terre. Autrement dit, l’Église du Christ n’est pas présente « en ce monde », sauf en tant qu’Église catholique. Oui, des éléments de l’Église existent en dehors d’elle. Mais ces éléments, tels que les sacrements et la révélation de la Parole de Dieu, sont des éléments spécifiques de l’Église catholique, dans la mesure où ils existent sous l’aspect visible et terrestre. Et les éléments épars d’une nature, comme le souligne Maritain et comme y fait allusion Tromp, ne peuvent constituer une nature. Sans une nature complète, il ne peut y avoir de personne. Nous pouvons donc uniquement affirmer que la personne de l’Église du Christ subsiste dans ce qui possède sa pleine nature, et que nous reconnaissons donc comme elle : l’Église catholique.
Citons Saint Augustin :
« Non, il n’y a qu’une seule véritable Eglise, appelée Eglise catholique; autour d’elle circulent un certain nombre de sectes séparées de son unité; et s’il arrive que ces sectes engendrent, ce n’est pas elles qui engendrent, c’est l‘Eglise catholique qui engendre en elles et par elles. »
– Saint Augustin, Du baptême, livre I, chapitre 10
Lorsque les éléments de l’Église, bien qu’isolés en dehors d’elle, produisent l’effet que leur divin Créateur leur a conféré, c’est l’Église elle-même qui agit – et elle agit sous les traits de l’Église catholique, puisque l’Église catholique est elle dans la mesure où elle est présente sur terre. C’est ainsi que Maritain dit que les non-catholiques unis à l’Église in voto jouissent d’une « présence invisible de l’Église visible » – c’est-à-dire de l’Église catholique romaine spécifiquement.
Et c’est ainsi que nous affirmons que le sens de la phrase litigieuse est le suivant :
L’Église, communauté surnaturelle de tous les fidèles animés par l’Esprit du Christ, subsiste en ce monde dans l’Église catholique, qui est donc l’Église militante.
L’Église catholique est donc l’Église du Christ dans la mesure où elle existe sur terre.
Affirmer, comme le font les sédévacantistes, une identité stricte et exclusive entre l’Église catholique gouvernée par Pierre et l’Église du Christ, de sorte que cette dernière s’épuise dans la première, c’est nier que l’Église du Christ est aussi les Églises pénitente et triomphante. Nous pensons qu’il s’agit d’une hérésie.
Dom Cornelius
Donné pour les conférences des novices en la fête des SS. Pierre et Paul.