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L’immatérialité de l’esprit démontrée

Cette vidéo est une traduction légèrement remaniée d’une conférence du philosophe Edward Feser sur l’immaterialité de l’esprit. Elle fait office de vidéo secondaire pour appuyer notre playlist sur la défense du théisme classique.


Notre but dans cette vidéo sera de présenter ce que nous pensons être un des arguments les plus importants en faveur de l’immatérialité de l’esprit. Pour poser le cadre de cet argument, il sera d’abord utile de préciser ce que nous entendons par « esprit » et par « matériel ». Les philosophes analytiques contemporains distinguent généralement trois aspects de l’esprit qui semblent être inexplicables en termes matérialistes. Bien sûr, tous ces philosophes ne pensent pas forcément que n’importe laquelle de ces caractéristiques est, in fine, inexplicable en termes matérialistes – il est juste généralement soutenu que, si des phénomènes mentaux devaient poser problème au matérialisme, ils feraient sûrement partie d’un ou plus de ces trois aspects. Ainsi, les trois aspects de l’esprit généralement tenus comme posant problème au matérialisme sont : 1) la rationalité, 2) la conscience et 3) l’intentionnalité. Discutons donc brièvement de chacun d’eux.

1. La rationalité

La rationalité est notre capacité à former des concepts abstraits, à les rassembler dans des pensées ou propositions complètes, et à raisonner logiquement d’une proposition à une autre. Par exemple, nous ne sommes pas seulement capables de percevoir tel ou tel homme particulier, mais aussi de percevoir l’idée générale ou le concept universel de ce qu’est un Homme, concept qui s’applique à tout homme ayant existé, qui existe, qui existera, ou qui pourrait exister. Nous pouvons prendre ce concept et le combiner avec d’autres pour former des pensées complètes, comme la proposition que « tous les hommes sont mortels ». Enfin, nous pouvons inférer de propositions comme « tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme », la conclusion que « Socrate est mortel ». La rationalité, en ce sens bien défini, est, dans le règne animal, unique aux êtres humains.

2. La conscience

Quand nous parlons de la conscience ici, nous ne parlons pas du sens moral qu’elle peut avoir dans le langage populaire, quand nous disons par exemple « qu’un tel a mauvaise conscience », ou « que ma conscience m’a poussé à agir ». La conscience dont nous parlons, désignée par les philosophes analytiques « conscience phénoménale », est la conscience et l’expérience que l’un a de son environnement extérieur et de ses affects intérieurs, que nous et d’autres animaux avons et que les plantes et les cailloux n’ont pas. Dans la philosophie analytique contemporaine, la conscience est considérée comme problématique quand elle est prise en compte avec les qualia, qui sont les caractéristiques qualitatives de l’expérience qui, contrairement aux caractéristiques matérielles ordinaires, ne sont directement accessibles que du point de vue à la première personne du sujet de l’expérience. Par exemple, considérez ce qui arrive quand vous refermez par erreur une porte sur votre main : il y a un dommage fait au corps, un comportement – tel que crier en serrant votre main, et une activité neuronale dans votre cerveau. Tout ceci pourrait en principe être observé par n’importe qui. Mais il y a aussi un ressenti particulier à cette expérience, on parlera du quale de la douleur, qui est directement connaissable seulement par vous, du « dedans » de l’expérience si l’on peut dire.

3. L’intentionnalité

Le troisième aspect déroutant de l’esprit discuté par les philosophes contemporains est l’intentionnalité, qui est la « direction vers un objet » que montrent au moins certains états mentaux. Par exemple, quand vous pensez à la Tour Eiffel, votre pensée est dirigée vers, pointe vers, ou est à propos de, cet objet particulier – ici, la Tour Eiffel. L’intentionnalité des pensées est l’exemple principal d’intentionnalité dont discutent les philosophes contemporains, mais des expériences conscientes du genre de celles qu’ont également les animaux semblent aussi démontrer de l’intentionnalité. Par exemple, quand vous et un chien voyez tous les deux un chat, l’expérience perceptuelle du chien est autant dirigée vers, pointe vers, ou est à propos du chat que la vôtre. Ceci est vrai même si le chien ne conceptualise pas le chat de la même façon que vous le faites, compte tenu de votre rationalité. Même les plantes pourraient être considérées comme démontrant une forme très rudimentaire d’intentionnalité. Par exemple, une plante poussera dirigée vers la lumière du soleil, même si, n’étant pas rationnelle, elle ne conceptualise pas le soleil comme vous le faites, et n’étant pas sentiente, elle n’est pas consciente du soleil de la même façon qu’un animal non-humain pourrait l’être.

Tour des lieux

Des penseurs comme Platon, Aristote, Saint Thomas d’Aquin et Descartes considéraient que la rationalité, qui est une marque distinctive des êtres humains, était la clef de l’immatérialité de l’esprit. L’argument que cette vidéo va présenter s’inscrit dans cette lignée. Cependant, les philosophes contemporains se concentrent davantage sur la conscience et l’intentionnalité, considérant qu’ils sont les aspects qui posent les difficultés les plus évidentes au matérialisme ; certains d’entre eux semblant même penser que la rationalité est relativement facile à expliquer en termes matérialistes. Mais la raison pour laquelle ils pensent ainsi, c’est qu’ils supposent que la thèse actuellement populaire qui voit le cerveau comme une sorte d’ordinateur, et l’esprit comme le logiciel qui fonctionne dessus, résolvant le problème d’assimiler la rationalité à la matière. Nous allons défendre que cette supposition est non seulement fausse, mais aussi si profondément fallacieuse et incohérente, que c’est une merveille que qui que ce soit la prenne au sérieux. Mais expliquer pourquoi nous pensons cela va nécessiter un peu de préparation.

La raison pour laquelle les philosophes contemporains pensent que la conscience et l’intentionnalité sont plus difficiles à expliquer, a à voir avec une batterie d’arguments qui se sont désormais fait connaître même en dehors de la philosophie. Par exemple, il y a l’argument de la connaissance de Frank Jackson, souvent surnommé « la chambre de Marie », qui soutient que vous pourriez savoir tout ce qu’il est possible de connaître à propos de la physique et de la physiologie de la perception des couleurs, et ne toujours pas savoir à partir de cela seulement ce que cela fait de voir une couleur que vous n’avez jamais vu avant. Il y a « l’argument du zombie » de David Chalmers, qui soutient qu’il pourrait en théorie y avoir une créature qui est identique particule par particule à un être humain, et qui serait pourtant totalement dénuée de conscience. De tels arguments sont faits pour démontrer que les faits à propos des qualia sont des faits au-delà des faits physiques. L’expérience de pensée du « Swampman » nous fait imaginer une créature qui est identique particule par particule à un être humain, mais qui est dénuée de toute intentionnalité. La possibilité, au moins en principe, d’une telle créature est tenue pour démontrer que les faits à propos de l’intentionnalité sont, eux-aussi, des faits au-delà des faits physiques.

La conception mathématisée de la matière

Nous ne dirons rien de plus à propos de ces arguments, car nous ne pensons pas qu’ils soient d’une pertinence directe dans l’établissement de l’immatérialité de l’esprit. Ce n’est pas parce que nous pensons que ces arguments n’ont pas de force contre le matérialisme – au contraire, nous pensons qu’ils sont des réfutations décisives du matérialisme. Cependant, la raison qui fait que ces arguments fonctionnent n’a rien à voir avec la nature de l’esprit, mais plutôt avec la conception matérialiste de la matière. Le matérialisme a hérité de Galilée, Descartes, Locke, et d’autres penseurs modernes, une conception hautement mathématisée du monde matériel, selon laquelle la matière ne possède que des « qualités premières » quantifiables, comme la localisation spatiale, le mouvement, la taille, etc., et est dénuée de tout ce qui correspond à ce qui est nommé les « qualités secondaires », comme la couleur, l’odeur, le son, le goût, le chaud, le froid, etc., au moins de la façon dont le bon sens commun comprend ces qualités. Dans cette compréhension, si vous voulez redéfinir une qualité, comme « être rouge » par exemple, en termes de « tendances qu’ont certains objets à absorber et refléter certaines longueurs d’onde de la lumière », alors seulement vous pouvez dire qu’ « une pomme est rouge ». Mais si par « être rouge » vous entendez ce que le bon sens commun entend par « être rouge », à savoir « ce à quoi le rouge ressemble pour un observateur normal », mais ne ressemblerait pas pour un observateur daltonien, alors il n’y a rien dans la pomme en soi qui corresponde à ça, et vous ne pouvez pas vraiment dire qu’ « une pomme est rouge ». Et il en est de même pour les autres couleurs, pour les goûts, les odeurs, les sons, etc. Les caractéristiques irréductiblement qualitatives étaient prises par les premiers philosophes et scientifiques modernes comme existant seulement en tant que qualia de l’expérience – comme des parties du voile des perceptions à travers lequel nous somme conscients du monde matériel, et non comme des parties du monde matériel lui-même.

Mais si vous définissez la matière de cette façon, alors vous vous êtes déjà implicitement engagé dans une forme de dualisme, que vous le réalisiez ou non. Car si vous dites que les couleurs, odeurs, sons, goûts, etc., tels que le bon sens commun comprend ces caractéristiques, n’existent pas dans la matière, cela implique qu’elles n’existent pas non plus dans le cerveau, puisque le cerveau n’est pas moins matériel que les objets en dehors de lui. Dès lors, si vous dites aussi que ces caractéristiques existent dans l’esprit, dans notre expérience consciente de la matière, alors vous dites que l’esprit n’est pas matériel. Ainsi, un dualisme de type vaguement cartésien n’est en aucune façon une sorte de résistance étrange au mode d’explication scientifique moderne, mais au contraire en découle. En effet, les premiers penseurs modernes, comme Malebranche et Ralph Cudworth, insistaient là-dessus. Bizarrement, la plupart des philosophes et scientifiques contemporains semblent aveugles au fait qu’un dualisme cartésien soit logé à la racine de la compréhension scientifique moderne de la matière – bien que Schrödinger soit un des scientifiques qui vit la connexion entre les deux, ainsi que Thomas Nagel parmi les philosophes.

Et ce qui est vrai des qualia est aussi vrai de l’intentionnalité, car un autre aspect clef de la conception mathématisée de la matière c’est qu’elle laisse de côté tout ce qui pourrait embrasser, de près ou de loin, la notion aristotélicienne de cause finale ou de téléologie. Essentiellement, la téléologie implique qu’une chose soit dirigée vers, ou pointe vers une fin. Par exemple, on peut dire d’un gland qu’il est dirigé vers le fait de devenir un chêne, ou un œil peut être dit dirigé vers le fait de pouvoir permettre à un organisme de voir. Dire que la matière est dénuée de téléologie revient donc à dire qu’il n’y a pas de telle « directionnalité » comprise en son sein. Mais l’intentionnalité est une espèce de directionnalité. Donc s’il n’y a pas de téléologie inhérente à la matière, il n’y a pas non plus d’intentionnalité inhérente à la matière. Mais l’intentionnalité existe dans l’esprit, en particulier dans nos pensées – vu qu’une pensée est toujours dirigée vers, ou est à propos de, un certain objet ou sujet. L’intentionnalité existe aussi dans nos choix, qui sont orientés vers la réalisation de certains buts. Ainsi, affirmer qu’il y a de l’intentionnalité dans l’esprit tout en soutenant une conception mathématisée de la matière revient à implicitement vous engager à une forme de dualisme. Et nier l’intentionnalité n’aurait aucun sens, comme nous l’avons vu brièvement  dans la partie 3 en discutant les neurones de Paris de Rosenberg. Tant que le matérialisme moderne aura une conception mathématisée de la matière, il contiendra en lui-même les graines de sa propre destruction via le dualisme qu’il présuppose.

Pointer ce problème du doigt ne revient par contre pas nécessairement à démontrer l’immatérialité de l’esprit, puisque plutôt qu’en conclure que les qualias et l’intentionnalité sont immatériels, une personne pourrait à la place simplement rejeter la conception mathématisée de la matière. Notez que ceci ne demanderait pas à cette personne de soutenir que la conception mathématisée de la matière soit fausse, une affirmation qui serait bien sûr difficile à avaler étant donné la grande utilité que cette conception a eue dans la science moderne. Plutôt, cette personne pourrait soutenir que la conception mathématisée de la matière est incomplète ; qu’elle capture une partie de la nature du monde matériel mais non tout. Cette position est appelée le « réalisme structurel épistémique ». Selon cette thèse, la physique capture les structures mathématiques abstraites de la matière mais pas sa nature intrinsèque. Bertrand Rusell fut un des défenseurs de cette position, et plus récemment l’intérêt envers elle a connu regain de vigueur grâce à des philosophes des sciences comme John Worrall et des philosophes de l’esprit comme David Chalmers et Galen Strawson. Si quelqu’un adopte le réalisme structurel épistémique, il peut alors aller dans différentes directions dans son traitement des qualia et de l’intentionnalité. Par exemple, certains sont allés dans une direction idéaliste ou panpsychiste, en argumentant que les qualia sont les propriétés intrinsèques de toute matière, dont la physique ne nous donne que la structure. Cela revient essentiellement à réduire la matière à l’esprit, plutôt que l’esprit à la matière comme le voudraient les matérialistes.

Ou à la place, quelqu’un pourrait aller dans une direction néo-aristotélicienne, en soutenant que la téléologie est une caractéristique réelle du monde matériel, et que les couleurs et autres qualités dites « secondaires » existent dans la matière, plus ou moins de la même façon que le bon sens commun le suppose. Dans ce cas, la conscience et l’intentionnalité seraient alors bel et bien matérielles, parce qu’il y aurait davantage dans la matière que ce que la conception mathématisée actuelle contient. Nous ne poursuivrons pas davantage ces sujets dans cette vidéo, car nous allons défendre que la rationalité est la clef pour comprendre pourquoi l’esprit est immatériel. Et les arguments pour la nature immatérielle de la rationalité sont assez solides pour fonctionner même si quelqu’un soutient une conception mathématisée de la matière, ou une conception néo-aristotélicienne de la matière, ou d’autres conceptions.

L’argument de James Ross

L’argument spécifique dont nous allons discuter, en faveur de l’immatérialité de nos facultés rationnelles, est un argument qui a ses racines dans Platon et Aristote, mais qui reçut une exposition encore plus tranchante par le philosophe catholique James Ross dans son article de 1992 « Immaterial Aspects of Thought », et dans son livre de 2008 « Thought and World ». Edward Feser a aussi défendu cet argument et élaboré dessus dans de multiples publications ; mais nous n’allons donner ici qu’une introduction au cœur de l’argument et répondre à certaines de ses objections les plus courantes.

L’idée de base de cet argument est très simple et peut être formulée sous la forme d’un syllogisme :

1) Les processus de pensée formelle peuvent avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu.
2) Rien de matériel ne peut avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu.
3) Par conséquent, les processus de pensée formelle ne sont pas matériels.

Le syllogisme est valide : cela veut dire que si l’on accepte ses prémisses nous sommes obligés d’accepter sa conclusion. Donc pourquoi devrions-nous accepter ses prémisses ?

Commençons par la prémisse 2) avec un exemple très élémentaire et intuitif. Considérez une représentation picturale simple, comme un dessin de triangle à l’encre noire sur un tableau. Quel est le contenu conceptuel de cette représentation ? Est-ce qu’elle représente la triangularité en tant qu’abstraction ? Ou seulement les triangles noirs spécifiquement ? Ou peut-être seulement les triangles noirs isocèles spécifiquement ? Est-ce qu’elle ne représente pas plutôt quelque chose d’autre ? Comme une pyramide, ou une part de pizza ? Il n’y a rien dans les propriétés physiques de cette représentation qui pourrait nous le dire. Étudier la taille de l’image, la largeur de sa ligne, la chimie de l’encre avec laquelle elle a été dessinée, etc., ne nous fournirait aucune réponse à cette question. Car peu importe la liste de propriétés chimiques que cette image contiendrait, elles seraient toutes compatibles avec différentes attributions de contenus conceptuels possibles à l’image.

Remarquez qu’ajouter quelque chose à l’image, comme écrire le mot « triangle » en dessous, ne changerait pas la situation. Car le fait que cette séquence particulière de formes ou de sons compte comme un mot en premier lieu, encore davantage comme un mot avec un sens précis tel que le mot « triangle », n’a rien à voir avec ses propriétés physiques. C’est entièrement une question de convention. Et même en acceptant le sens coutumier de ce mot, il y aurait toujours des interprétations alternatives de cette nouvelle image avec le mot en dessous. Par exemple, cette image pourrait représenter les triangles eux-mêmes, ou elle pourrait représenter le mot français « triangle », ou elle pourrait même représenter le pop band Japonais « Triangle ».

Rien dans les propriétés physiques du mot et de l’image ne peut suffire à nous dire précisément quel contenu conceptuel ils transmettent. Cela restera vrai peu importe quel détail nous rajoutons à l’image ; il y aura toujours des interprétations alternatives. Les propriétés physiques de n’importe quelle représentation matérielle sont indéterminés, ou ambigus, quant à leur contenu. Quel que soit le contenu conceptuel que l’image aura, cela devra être déterminé par quelque chose d’autre que ses propriétés. Ross va plus loin en reprenant un exemple du philosophe et logicien Kripke pour appuyer ce fait. Supposez que vous n’ayez jamais calculé de nombres aussi grands que 57, mais que vous deviez calculer 68 plus 57. Vous répondez 125, confiant non seulement que c’est la réponse arithmétique correcte mais aussi que cela s’accorde avec la façon dont vous avez toujours utilisé le mot « plus », à savoir comme représentant la fonction d’additionner, qui une fois appliqué aux nombres 68 et 57 vous donne 125. Mais maintenant, dit Kripke, imaginez qu’un étrange sceptique vous demande comment vous pouvez être sûr que c’est vraiment ce que vous entendiez par le mot « plus » dans le passé ? Et donc comment vous pouvez être sûr que 125 est la bonne réponse ? Peut-être, ce sceptique suggère, que ce que vous vouliez vraiment dire dans le passé par le mot « plus »  et par le symbole +, n’était pas l’addition mais plutôt ce que Kripke nomme la « quaddition » et qu’il définit ainsi :

X quad Y est égal à la même chose que X plus Y, si et seulement si X et Y sont moins grands que 57, sinon c’est égal à 5.

Dans ce cas, ce que vous avez toujours fait dans le passé était en réalité des « quadditions » et non des additions, puisque les nombres « quadditionnés » et additionnés donneront toujours le même résultat tant que les nombres sont plus petits que 57. Cela impliquerait que maintenant que vous voulez calculer 68+57 la réponse correcte serait 5 et non 125 , et peut-être, le sceptique propose, que vous pensez actuellement autre chose parce que vous interprétez mal tous vos usages précédents du mot « plus » et du symbole +. Bien sûr, tout cela semble absurde, mais comment pourriez-vous savoir que le sceptique a tort ?

Kripke a sa propre utilisation de cet exemple, qu’on retrouve dans son livre « Wittgenstein on Rules and Private Language ». Mais ce que Ross souligne, c’est que rien dans les faits à propos de votre comportement, ou dans votre neurophysiologie, ou dans n’importe lequel des aspects matériels de la nature humaine peut déterminer que ce que vous étiez réellement en train de faire étaient des additions et non des « quadditions ». Par exemple, il ne sert à rien de faire appel au fait que ce que vous avez toujours dit dans le passé est que « 2 plus 2 = 4 », plutôt que « 2 quad 2 = 4 », car ce qui est problématique est ce que vous vouliez dire par le mot « plus ». Le sceptique dit que peut-être qu’à chaque fois que vous disiez le mot « plus » ce que vous vouliez vraiment dire est la fonction de « quaddition ». Il ne serait pas non plus utile de faire appel à votre mémoire ayant des images mentales visuelles de la phrase « 2 plus 2 = 4 », plutôt que de la phrase « 2 quad 2 = 4 », car ce qui est en question est justement le sens, la signification attachée à ces images mentales. Même si vous insistiez que, peu importe ce que vous vouliez dire par le passé, ce que vous voulez dire maintenant  par « plus » est l’addition et non la « quaddition », le sceptique vous demandera toujours comment vous savez cela. Et Ross et Kripke feraient remarquer que pour répondre à la question il ne suffit pas de dire que ce que vous entendez maintenant est la phrase « 2 plus 2 = 4 » et non la phrase « 2 quad 2 = 4 », ou que ce que vous entendez maintenant vous donne des images mentales de la première phrase et non de la seconde, puisque le problème est quelle signification vous attachez ici-et-maintenant à ces formes et sons. Il ne serait pas non plus utile de faire appel à ce qui se passe dans votre système nerveux, puisque pour savoir que telles et telles activités neuronales sont associées avec l’addition plutôt que la « qu’addition », nous devrions d’abord savoir que, dans ce moment particulier, vous êtes vraiment en train d’additionner plutôt que de « quadditionner », afin de pouvoir établir une corrélation entre l’addition et l’activité neuronale en question. En d’autres termes : n’importe quel critère neurophysiologique que nous pourrions invoquer devrait présupposer que nous savons déjà que vous êtes en train d’additionner plutôt que de « quadditionner », et ne pourrait pas établir seul que c’est ce que vous faites. Notez que cela est complètement sans importance que la plupart d’entre nous ayons calculé des nombres plus grands que 57, car pour n’importe quelle personne il y a toujours un nombre, même un très large, à partir duquel il n’a jamais calculé. Et le sceptique imaginaire de Kripke pourrait donc toujours déployer son argument en utilisant ce nombre au lieu de 57. Notez également qu’il n’y a rien de spécial à propos du mot « plus »,  un exemple parallèle à celui de Kripke pouvant être fait à partir de n’importe quel mot, dans n’importe quelle langue, ce qui amène Ross à tirer la leçon qu’il n’y a rien dans les faits matériels de la nature humaine qui peut suffire à déterminer le sens, ou le contenu conceptuel, de n’importe quelle phrase ou de n’importe quelle représentation matérielle. Encore une fois : les propriétés physiques de n’importe quelle représentation sont par elles-mêmes ambiguës quant à leur contenu conceptuel. Les philosophes analytiques contemporains nomment ce phénomène « l’indétermination du sens ».

Voilà qui confirme la prémisse 2 de notre syllogisme. À partir de cela, un matérialiste pourrait remettre la prémisse 1 en question, et conclure qu’aucune des phrases que nous prononçons et des pensées que nous avons n’a de contenu conceptuel exact, non ambigu ou déterminé. En effet, les philosophes Quine et Dennett ont justement conclu cela à partir d’arguments semblables à celui qui vient d’être donné. Car si vous soutenez, comme le matérialisme le fait, que les faits physiques sont tout ce qui existe, mais que vous reconnaissez ensuite que ces faits physiques ne sont pas suffisants pour déterminer qu’une représentation matérielle a un sens plutôt qu’un autre, alors vous devez juger qu’il n’y a juste aucun moyen de dire si une représentation matérielle possède un sens plutôt qu’un autre. Par exemple, vous devez juger qu’il n’y a aucun fait objectif qui nous permette de dire si nous opérons vraiment des additions plutôt que des « quadditions ». Bien sûr nous pensons faire des additions, et il serait bizarre de nous interpréter comme faisant quoi que ce soit d’autre, mais pour les matérialistes comme Quine c’est simplement un choix pragmatique de notre part, qui ne reflète rien du tout à propos des faits objectifs physiques eux-mêmes.

Cela nous amène à la prémisse 1 du syllogisme de Ross. Ross soutient que toutes nos pensées ont bel et bien un contenu conceptuel déterminé, ou non ambigu – mais les exemples les plus clairs impliquent de la pensée formelle, donc il se concentre sur eux et nous ferons de même. La pensée formelle est le type de réflexion que l’on retrouve dans les mathématiques et la logique formelle. Additionner et soustraire, faire une racine carrée, raisonner à travers un syllogisme catégorique, ou appliquer des règles d’inférences comme le modus ponens ou le modus tollens, sont autant d’exemples de pensée formelle. Dire, comme certains matérialistes le font, que nos pensées formelles ne sont pas conceptuellement déterminées, et qu’il n’y a donc aucun fait objectif sur ce que nos pensées ou phrases veulent dire, implique qu’il n’y a aucun fait objectif permettant de nous dire si nous sommes réellement en train d’additionner, de soustraire, d’appliquer des modus ponens, etc. Mais cela, argumente Ross, ne peut pas être vrai, et voici quelques raisons du pourquoi. 

Déjà il est, d’un point de vue phénoménologique, bizarre de supposer qu’il n’y a aucun fait permettant de savoir que nous sommes réellement en train d’additionner. Calculez 10+10 dans votre tête. Est-ce qu’il est même un tant soit peu plausible de dire qu’il n’y a aucune bonne réponse objective à la question de savoir si vous venez juste d’additionner ou de « quadditionner » ? Supposez que nous reconnaissions, pour le principe de l’argument, qu’il est possible qu’il n’y ait aucun fait permettant de dire que nous venons vraiment d’additionner. Pourquoi devrions-nous avoir plus confiance dans la théorie qui nous amène à un résultat si bizarre, que dans l’évidence phénoménologique que nous sommes vraiment en train d’additionner ? Surtout que si notre phénoménologie pouvait avoir tort sur quelque chose comme le fait que nous soyons bien objectivement en train d’additionner et pas de faire quelque chose d’autre, comment pourrions-nous être confiants qu’elle a raison sur quoi que ce soit d’autre ? Par exemple, si nous nous trompions dans la production de jugements à propos du contenu conceptuel de nos propres pensées, comment saurions-nous que nous ne nous trompons pas aussi quand nous émettons des jugements sur le contenu conceptuel de nos expériences perceptuelles ? Et dans ce cas, qu’arriverait-il aux preuves observationnelles et expérimentales sur lesquelles la science physique repose ? Par exemple, si un scientifique pense avoir une expérience perceptuelle où il voit l’aiguille d’un appareil pointer vers un certain chiffre, comment pourrait-il être sur qu’il n’a pas à la place une expérience de tout autre chose ?

Un second problème, c’est qu’il est difficile de voir comment la thèse qu’il n’y a pas de fait objectif sur le contenu de nos pensées formelles peut être réconciliée avec l’existence de la vaste somme de connaissances que comprennent les disciplines que sont les mathématiques et la logique formelle, où le simple fait que les mathématiques et la logique constituent de réelles connaissances à proprement parler. Et ces deux disciplines sont également présupposées par les sciences naturelles. Donc encore une fois, nier que n’importe laquelle de nos pensées ait un contenu conceptuel non ambigu semble détruire la possibilité même des sciences naturelles.

Un troisième problème, est que si nous nous trompons sur le contenu conceptuel de nos pensées formelles, et que nous n’appliquons jamais vraiment certainement de modus ponens, de modus tollens, ou toute autre forme d’inférence logique, alors il s’ensuivrait qu’aucun des arguments que nous pourrions donner ne puissent jamais être valide. Mais cela concernerait aussi les arguments des philosophes matérialistes comme Quine et Dennett, qui nient que leurs pensées et propositions aient un contenu conceptuel exact ou déterminé. Ainsi, leur position s’auto-réfute. Même si elle était vraie, nous ne serions jamais rationnellement justifiés pour croire qu’elle est vraie, car nous ne pourrions pas être rationnellement justifiés à croire quoi que ce soit.

Quatrième objection, l’affirmation qu’il est possible que nous nous trompions sur le contenu conceptuel de nos pensées formelles, et qu’il est possible que nous n’appliquions jamais vraiment de modus ponens, de modus tollens, d’addition, etc., s’auto-réfute d’une façon encore plus directe et fatale. Car nier de façon cohérente que nous fassions ces choses, présuppose que nous ayons au moins une compréhension de ce que ça serait de faire ces choses. Et cela veut dire avoir des pensées dont le contenu conceptuel est non ambigu comme celles que les matérialistes Quine et Dennett disent que nous n’avons pas. En particulier, dire qu’il est possible qu’au fond nous n’additionnons jamais vraiment, nécessite d’avoir une compréhension non ambigue de ce qu’est qu’additionner, et ensuite que nous nions faire une telle chose. Dire qu’il est possible que nous nous trompions et que nous n’appliquions jamais vraiment de modus ponens, nécessite que nous comprenions d’abord de façon non ambiguë ce que c’est que de raisonner via un modus ponens, et ensuite de nier que nous fassions jamais une telle chose. Etc. Et pourtant, tout l’objectif de nier que nous ayons réellement des pensées formelles comme le modus ponens était d’éviter d’avoir à admettre que nous ayons, au moins parfois, des pensées avec un contenu conceptuel non ambigu ou exact. Ainsi, nier que nous ayons de telles pensées, revient à présupposer que nous en avons. Cela ne peut juste pas être nié de façon cohérente.

Et donc nous en revenons à l’argument de Ross. La prémisse 1) nous dit que les processus de pensée formelle peuvent avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu, comme cela est démontré par le fait que, comme nous venons de le voir, le fait même de nier qu’elles aient un tel contenu nous implique implicitement à affirmer qu’elles l’ont. La prémisse 2) nous dit que rien de matériel ne peut avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu, chose que même des penseurs matérialistes comme Quine et Dennett reconnaissent, en vertu d’arguments tels que ceux donnés par Kripke. De ces prémisses nous obtenons notre conclusion, à savoir que les processus de pensée formelle ne sont pas matériels.

Réponse à quelques objections

L’ectoplasme/composition de l’esprit

Une critique généralement émise par les matérialistes est de dire qu’affirmer l’immatérialité de l’esprit revient à affirmer l’existence de « trucs spirituels étranges », un genre « d’ectoplasme ». Développant cette accusation, le matérialiste demande alors pourquoi des représentations faites de cet « ectoplasme » ou de ce « truc spirituel bizarre » seraient davantage capable d’avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu que les représentations matérielles ? L’idée ici est que l’indétermination du sens concernerait autant les choses matérielles que les choses immatérielles, donc qu’elle ne nous donnerait aucune raison d’affirmer l’immatérialité de l’esprit. Le problème c’est qu’aussi commune cette objection soit-elle, elle s’attaque à un homme de paille. Vous ne trouverez pas Platon, Aristote, Saint Thomas d’Aquin ou Descartes, ou aucun des défenseurs majeurs de l’immatérialité de l’esprit, affirmer l’existence de quoi que ce soit qui se rapproche d’un « ectoplasme » ou d’un « truc spirituel bizarre ». Car pour commencer, ils ne pensent pas que l’esprit soit composé de « trucs » de quelque nature que ce soit, précisément parce qu’ils ne pensent pas que l’esprit soit composé du tout, mais plutôt qu’il soit simple ou non-composé. L’ectoplasme est aussi supposé comme étant une sorte de substance vaporeuse, qui émane d’un médium durant une séance, ou qui est parfois visible sous certaines conditions. En d’autres mots, l’ectoplasme n’est même pas immatériel, mais seulement une forme exotique de matière. Il s’ensuit évidemment que ce serait donc la dernière chose que les défenseurs de l’immatérialité de l’esprit voudraient associer à l’esprit. Pour revenir à cette objection matérialiste, une fois finement analysée, elle présuppose que le défenseur de l’immatérialité de l’esprit affirme l’existence de deux choses : d’un côté une pensée immatérielle, de l’autre le contenu conceptuel de cette pensée. Et donc comme pour les représentations matérielles, desquelles nous pouvons demander lequel des différents contenus conceptuels possibles elles ont, de la même façon, selon cette objection, nous pourrions demander d’une pensée immatérielle lequel des divers contenus conceptuels possibles elle possède. L’indétermination du sens, maintient cette objection, s’applique dans les deux cas. Mais cette objection ne comprend juste pas la nature de la position selon laquelle l’esprit est immatériel. Car en fait, cette position nie qu’il y ait une distinction à faire entre une pensée immatérielle et son contenu conceptuel. Il n’y a là qu’une chose, pas deux qui pourraient être séparées comme pour les représentations matérielles et leurs contenus conceptuels.

Les philosophes scolastiques établissent parfois ce point en faisant une distinction entre les signes matériels, ou instrumentaux, et les signes formels. Un signe matériel possède une double nature, en ceci qu’il est à la fois un signe et quelque chose d’autre, c’est-à-dire une entité à part entière. La fumée que nous tenons comme étant un signe de feu, les mots écrits et parlés, notre triangle au tableau de tout à l’heure, etc., sont tous des signes matériels en ceci qu’ils peuvent être caractérisés entièrement indépendamment de leur statut de signe ; en termes de leur composition chimique par exemple, ou de leur texture, ou de leur forme, etc. En revanche les signes formels, comme le soulignent Francis Parker et Henry Veatch dans leur livre « Logic: As A Human Instrument », « n’ont pas de caractéristiques qui doivent être connues avant que leur signification le soit ». Ils ne sont pas des moyens, des instruments, des choses qui ont un sens ; ils sont eux-mêmes des sens, des significations. Ils sont des signes et rien d’autre, ils n’ont pas de nature en plus de leur nature signifiante. Des exemples de ceci seraient les concepts et les propositions. Ni un concept ni une proposition n’a de nature autre, ou en plus, qu’être à propos de ce dont il est à propos.

Il est raisonnable d’imaginer qu’un signe matériel puisse n’avoir été à propos de rien du tout. Mais il ne fait aucun sens de supposer qu’un concept ou qu’une proposition puisse n’avoir été à propos de rien du tout. Ces choses sont des signes qui ne sont rien d’autre que des signes ; leur nature même est d’être sémantiquement à propos de quelque chose. Si jamais vous avez encore des doutes sur l’existence des signes formels, Parker et Veatch donnent un argument assez intuitif de leur existence dans leur livre. L’argument est que précisément parce que les signes matériels et leurs contenus sont séparables, nous ne pouvons pas déduire leurs contenus à partir de la nature qu’ils ont en plus de leur statut de signes, et nous devons donc déterminer leur sens en faisant appel à d’autres signes. Comme le mot « triangle » sous notre triangle au tableau tout à l’heure, ou comme quand nous ouvrons un dictionnaire pour voir comment un mot est défini par référence à d’autres mots. Mais si tous les signes étaient des signes matériels, nous serions amenés dans une régression à l’infini, puisque pour définir un signe matériel nous devrions faire appel à d’autres signes matériels, qui auraient eux-mêmes besoin d’être définis par d’autres signes matériels, etc. Il doit donc il y avoir des signes qui sont juste leur sens, qui ne doivent donc pas être connus par référence à d’autres signes, et qui peuvent servir comme terminus de l’explication de ces signes qui nécessitent d’être expliqués par référence à d’autres.

L’exemple des ordinateurs

Une seconde critique possible contre l’argument de Ross peut être de faire appel aux ordinateurs, en les tenant comme des contre-exemples de tout ce qui a été dit avant. Car les ordinateurs, pourrait dire le critique, ont un contenu conceptuel exact ou non ambigu tout en étant purement matériels. Par exemple : quand vous utilisez une calculatrice, vous êtes bien en train d’additionner et pas de faire autre chose. Le problème de cette objection est peut-être évident, à savoir que l’exemple de la « quaddition » de Kripke s’applique autant aux ordinateurs qu’à la neurophysiologie et au comportement humain, comme Kripke lui-même l’a remarqué. Car il n’y a aucune caractéristique physique des ordinateurs qui pourrait par elle-même déterminer qu’ils font bien des additions et non des « quadditions », peu importe jusqu’où nous étendons leurs calculs. Peu importe le comportement passé qu’une machine a pu avoir, nous pourrons toujours supposer que son prochain calcul donnera 5 en calculant des nombres plus grands que tout ce qu’elle avait calculé jusque-là, montrant donc qu’elle effectuait des « quadditions » et non des additions. Bien sûr il peut être dit en réponse que si cela arrivait cela montrerait juste que la machine ne fonctionnait pas correctement, pas forcément qu’elle effectuait des « quadditions ».  Mais Kripke souligne que le fait même qu’un résultat compte comme un dysfonctionnement dépend de quel programme la machine exécute. Et que la machine exécute le programme pour l’addition plutôt qu’un programme pour la « quaddition » est précisément ce qui est remis en question. Une autre façon de formuler le problème est que la question de savoir quel programme la machine exécute implique toujours de l’idéalisation. Dans n’importe quelle machine actuelle, des composants peuvent fondre, des engrenages peuvent se coincer, et encore une myriade d’autres choses peuvent faire que la machine échoue parfaitement à instancier le programme que nous disons être exécuté. Mais il n’y a rien dans les caractéristiques physiques ou dans les opérations de la machine elle-même, qui puisse nous dire qu’elle a parfaitement échoué à instancier son programme idéalisé. Car par rapport à un programme excentrique, même une machine avec un engrenage coincé ou un composant fondu pourrait faire exactement ce qu’elle est censée faire. Et un engrenage qui ne se coince pas, ou un composant qui ne fonds pas, pourraient compter comme des dysfonctionnements. Il n’y a donc rien dans le comportement d’un ordinateur, considéré par lui-même, qui puisse nous dire s’il le fait qu’il donne 125 en réponse à la question « 68+57 », compte comme une instance d’exécution d’un programme idéalisé d’addition, ou plutôt comme un dysfonctionnement dans une machine qui est censée exécuter un programme idéalisé de « quaddition ». Et il n’y a rien dans le comportement d’un ordinateur, considéré par lui-même, qui puisse nous dire si le fait qu’il donne 5 en réponse à la question « 68+57 » compte comme un dysfonctionnement dans une machine qui est censée exécuter un programme idéalisé d’addition, ou plutôt comme une instance de machine suivant correctement son programme idéalisé de « quaddition ». Bien sûr nous pouvons toujours demander au programmeur de la machine s’il avait l’addition ou la « quaddition » à l’esprit, mais cela renforce juste le point qu’il n’y a rien dans les propriétés physiques de la machine elle-même qui peut nous le dire. La raison pour laquelle nous pouvons dire avec confiance qu’un ordinateur est réellement en train d’exécuter une addition et non une « quaddition », c’est que les gens programment les machines pour faire des additions, et qu’ils ne les programment pas pour faire des « quadditions ». Mais alors strictement parlant, le contenu conceptuel exact ou non ambigu est dans l’esprit de ces programmeurs, et pas dans les machines elles-mêmes. Et ces esprits humains, comme nous venons de le démontrer, sont immatériels. Donc soit cette objection passe à côté de l’essentiel, soit elle évite la question, en faisant appel aux ordinateurs comme s’ils démontraient qu’il pouvait y avoir des contenus conceptuels exacts ou non ambigus en l’absence de quelque chose d’immatériel.

Cela démontre aussi pourquoi il est une erreur de penser que la rationalité pourrait être expliquée en termes matérialistes, en voyant l’esprit comme un logiciel ou « software » qui tournerait sur le « hardware » du cerveau. L’addition est un processus de pensée rationnelle. Donc si la rationalité en général pouvait être expliquée avec le modèle de l’esprit-ordinateur, alors l’addition en particulier devrait être explicable en ces termes. Mais nous avons vu pourquoi elle ne pouvait pas être expliquée en ces termes. Encore une fois, aucune collection de faits purement matériels ne peuvent déterminer par eux-mêmes que vous êtes en train d’exécuter une addition plutôt qu’une « quaddition », et donc aucune collection de faits purement matériels à propos du cerveau ne peuvent déterminer qu’il exécute un « programme » d’addition plutôt qu’un « programme » de « quaddition ». Donc puisque vous êtes bien en train d’effectuer une addition plutôt qu’une « quaddition », il doit y avoir quelque chose de plus en jeu dans ce processus de pensée rationnelle que la simple exécution d’un programme. La même chose est vraie pour tous les autres processus de pensée rationnelle, car un parallèle à l’argument de la « quaddition » peut être fait pour chacun d’entre eux.

L’explication par la séléection naturelle

Il ne suffirait pas non plus de suggérer que la sélection naturelle a déterminé que le cerveau suivait un programme plutôt qu’un autre. Car pour n’importe quel programme que nous imaginons que la sélection naturelle a mis en nous, il y aura un programme alternatif avec la même valeur quant à la survie, et les faits biologiques seront insuffisants pour déterminer lequel de ces programmes nous suivons réellement. Par exemple, supposez qu’il est suggéré que la capacité à additionner a une valeur quant à la survie, et serait donc favorisée par la sélection naturelle. Dans ce cas, nous pourrions croire que nous avons de bonnes raisons de croire que le cerveau exécute le programme pour l’addition. Le problème est que nous pourrions aussi postuler à la place, que le cerveau exécute une programme pour quelque chose comme la « quaddition », car il y aura toujours une forme de « quaddition » qui donnera les exacts mêmes résultats que l’addition dans tous les cas où la survie en dépend. Il sera donc toujours tout aussi valide de dire que le cerveau exécute un programme pour la « quaddition ». Ainsi, l’appel à la sélection naturelle échoue à sauver l’idée que la rationalité puisse être expliquée dans le cadre du modèle de l’esprit-ordinateur. 

Le problème du modèle cerveau-ordinateur

Il y a d’autres objections puissantes au modèle de l’esprit-ordinateur. Comme pour les arguments à partir de la conscience et de l’intentionnalité, une des objections que nous pensons être particulièrement dévastatrice n’a de force qu’en ceci qu’elle retourne la conception hautement mathématisée de la matière du matérialiste contre lui. Cet argument est une objection développée par John Searle, et ce n’est pas son célèbre argument de la « chambre chinoise », mais un argument différent et à nos yeux encore plus profond qu’il développe dans ses travaux plus tardifs. Comme Searle le souligne, un compte-rendu scientifique de l’esprit devrait faire appel à des caractéristiques du monde matériel indépendantes de l’observateur. Car l’existence de l’observateur est justement ce qui doit être expliqué. Si ce compte-rendu expliquait l’existence de l’esprit, et donc de l’observateur, en termes de caractéristiques relatives à l’observateur, cela serait vicieusement circulaire. Cela reviendrait à expliquer l’existence de l’observateur en termes de caractéristiques dépendantes de cet observateur, et l’existence des caractéristiques dépendantes de l’observateur grâce à l’existence de l’observateur. Cela serait une pseudo-explication.

Sauf que le problème avec le modèle de l’esprit-ordinateur, comme l’argumente Searle, est que les caractéristiques principales auxquelles il fait appel sont précisément des caractéristiques dépendantes de l’observateur. Un ordinateur traite des représentations ou symboles, par exemple les 0 et 1 du code binaire, en mettant en œuvre un algorithme. Mais rien ne compte comme la mise en œuvre d’un algorithme, ou comme un 1, ou un 0, ou n’importe quelle autre représentation, sans un observateur qui assigne cette représentation aux processus physiques pertinents (par exemple : si le courant passe de tel façon dans tel transistor, alors cela signifie 0 ou 1, etc.). Ce qu’une calculatrice fait compte comme de l’arithmétique seulement parce qu’elle a des concepteurs qui avaient l’intention que ses processus soient compris comme des calculs arithmétiques. Donc il ne fait aucun sens d’essayer d’expliquer l’existence de l’esprit avec la notion d’ordinateur, parce que quelque chose compte comme un ordinateur seulement relativement à un esprit. Le modèle de l’esprit-ordinateur place donc la charrue avant les bœufs.

Il nous semble qu’il est impossible au matérialiste de répondre à l’argument de Searle étant donné que le matérialiste présuppose la conception mathématisée de la matière dont nous avons parlé plus tôt. La raison en est que les notions informatiques clefs présupposent une intentionnalité, ou une « directionnalité », dirigée vers un objet, chose que la conception mathématisée de la matière rejette. Car n’importe quelle représentation ou symbole, même ceux aussi rudimentaires qu’une chaîne de 0 et de 1, est une représentation seulement dans la mesure où elle est dirigée vers, ou pointe vers, un objet de représentation. L’idée même de représentation est un concept intrinsèquement intentionnel comme le disent les philosophes, une représentation pointant toujours vers quelque chose au-delà d’elle-même. Et le problème avec ça, comme noté plus tôt, est qu’une conception purement mathématisée de la matière retire de la matière tout ce qui pourrait s’approcher de la notion aristotélicienne de causalité finale ou de téléologie. Il ne peut donc rien y avoir de « dirigé » vers un objet dans une vision mathématisée de la matière. Et donc, pour cette conception de la matière, rien de représentationnel ou de symbolique ne peut exister dans la matière sauf d’une manière dépendante à un observateur.

Cela ne suffit bien sûr pas à prouver qu’il n’y a pas d’algorithmes ou des calculs dans le monde naturel, car comme nous l’avons dit avant, une personne pourrait plutôt affirmer que la compréhension mathématisée de la matière est incomplète. Cette personne pourrait alors prendre la position néo-aristotélicienne, et considérer qu’il y a vraiment des traits téléologiques dans la nature. Dans cette interprétation, lorsque les biologistes et physiciens contemporains utilisent des notions comme le traitement de l’information, les algorithmes, etc., en décrivant les processus naturels, quand ils utilisent ce langage informatique, ils redécouvrent en fait par inadvertance quelque chose comme la téléologie aristotélicienne intégrée dans la nature. Nous sommes nous-mêmes vraiment sensibles à cette position, mais cela n’est pas le sujet de cette vidéo. Si vous voulez creuser le sujet, nous vous recommandons les livres de Feser, d’Oderberg et de Cartwright. Le point que nous voulons faire est juste qu’une reconsidération d’Aristote fournirait au matérialiste certaines ressources pour répondre à Searle.

Mais dans tous les cas, même ce mouvement ne sauverait pas l’idée que la rationalité, en particulier, peut être expliquée en voyant le cerveau comme un genre d’ordinateur, pour les raisons données par Kripke et Ross que nous avons exposées plus tôt. Même si nous pourrions penser à la conscience et à l’intentionnalité que nous partageons avec les animaux en termes informatiques, aucun objet matériel, pas même le cerveau perçu comme un genre d’ordinateur, ne peut avoir le même contenu conceptuel exact ou non ambigu qui caractérise les processus de pensées rationnelles qui sont spécifiques aux êtres humains.


Ressources utiles

La Conférence d’Edward Feser: https://www.youtube.com/watch?v=fNi0j19ZSpo
Playlist sur la défense du théisme classique: https://www.youtube.com/playlist?list=PL6c9y1G_rjGtwAwYtpFpb0fbqCTJOpJRe
Autres ressources importantes:
+ https://edwardfeser.blogspot.com/2017/01/revisiting-ross-on-immateriality-of.html
+ https://edwardfeser.blogspot.com/2013/10/oerter-and-indeterminacy-of-physical.html
+ https://www.newdualism.org/papers/E.Feser/Feser-acpq_2013.pdf
+ https://edwardfeser.blogspot.com/2011/05/mind-body-problem-roundup.html
+ https://muse.jhu.edu/article/618359/pdf

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