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Fratelli Tutti : une encyclique « gauchiste » ?

Cet article a été traduit de l’anglais depuis wherepeteris.comL’article original a été écrit par Pedro Gabriel le 2 décembre 2020 et mis à jour le 3 décembre 2020.


Le pape François est souvent accusé par ses détracteurs d’être un gauchiste, un marxiste, un communiste, un libéral. Sans surprise, beaucoup ont soutenu que Fratelli Tutti est un document « gauchiste », inspiré par les idées de la franc-maçonnerie, de la théologie de la libération et du socialisme.

Ces accusations sont assez ironiques. Je ne connais aucune autre encyclique d’un pape qui offre une critique explicite d’une approche « gauchiste » (en utilisant ce terme précis). Dans Fratelli Tutti, François évoque de telles idéologies lorsqu’il écrit :

« L’amour du prochain est réaliste et ne dilapide rien qui soit nécessaire pour changer le cours de l’histoire en faveur des pauvres. Autrement, des idéologies de gauche ou des pensées sociales en viennent quelquefois à côtoyer des habitudes individualistes et des façons de faire inefficaces qui ne profitent qu’à une petite minorité. Dans le même temps, la multitude de ceux qui sont abandonnés reste à la merci du bon vouloir éventuel de quelques-uns. »

– Pape François, encyclique Fratelli Tutti, point 165

Il est certainement vrai que le message de Fratelli Tutti se concentre principalement sur les questions sociales généralement associées à la gauche politique, notamment l’immigration, la peine de mort, la guerre et la pauvreté. Il est également vrai que cette encyclique condamne, sans équivoque, de nombreuses idéologies généralement associées à la droite politique, telles que le nationalisme, le populisme, le mondialisme et le capitalisme exalhé.

Il est cependant hâtif et téméraire d’en conclure que Fratelli Tutti adhère à une idéologie politique contemporaine de gauche. D’une part, aucune idéologie conçue par les hommes ne sera jamais en parfait alignement avec la Doctrine sociale de l’Eglise. Pour cette seule raison, aucune encyclique sociale ne reflétera jamais parfaitement une idéologie politique.

Affirmer que Fratelli Tutti promouvrait une idéologie de gauche est un jugement téméraire grave à la pensée du Saint-Père, car il s’est constamment efforcé de désidéologiser notre foi. De plus, cette affirmation est contraire à Fratelli Tutti elle-même, puisque l’encyclique enseigne que « cela implique qu’il n’y a pas qu’une seule sortie possible, une méthodologie acceptable unique, une recette économique qui peut être appliquée uniformément pour tous. » (FT 165).

Un objectif premier de toute encyclique sociale est de corriger les erreurs et les excès présents dans les idéologies de son temps. Même lorsque François dénonce les dangers des mouvements nationalistes et capitalistes, il nous met également en garde contre les réactions idéologiques extrêmes du côté opposé.

Fait intéressant, selon le Saint-Père, les dangers de telles réactions diffèrent des préoccupations habituellement soulevées par les commentateurs de droite. Alors qu’ils ont tendance à se concentrer sur la menace d’une perte potentielle de liberté, François est beaucoup plus préoccupé par la possibilité d’une perte potentielle d’humanité.

Un argument fréquemment utilisé dans les cercles de droite est « vous ne pouvez pas légiférer sur la charité ». Leur argument est qu’en redistribuant la richesse, l’État non seulement enfreint le droit à la propriété privée, mais empêche également les gens d’être charitables par choix. Ils suggèrent que les politiques gouvernementales qui redistribuent la richesse privent les gens de la possibilité d’exercer la vertu et d’obtenir la sanctification par le biais de dons de bienfaisance privés.

Dans Fratelli Tutti, François réfute cet argument sur deux fronts. Premièrement, il expose le principe traditionnel selon lequel le droit à la propriété privée n’est pas un droit absolu (FT 120). La doctrine catholique n’exclut pas la redistribution correctement ordonnée de la richesse par l’État. Ceci est enseigné dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église :

« Le souci du bien commun impose de saisir les nouvelles occasions de redistribution de richesses entre les diverses régions de la planète, au profit des plus défavorisées, qui sont demeurées jusqu’à présent exclues ou en marge du progrès social et économique. »

Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, paragraphe 363 (voir aussi §§ 130, 03, 353, 355)

Ce principe a été réaffirmé par Benoît XVI dans Caritas in Veritate, où il a écrit que le système économique « a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par la politique » (§ 37).

Développant sur ce point dans Fratelli Tutti, François explique que la «charité politique» est vitale pour une société juste et équitable :

« Il y a un amour dit “élicite” qui consiste dans les actes procédant directement de la vertu de charité envers les personnes et les peuples. Il y a également un amour “impéré” : ces actes de charité qui poussent à créer des institutions plus saines, des réglementations plus justes, des structures plus solidaires.[181] Ainsi, « l’engagement tendant à organiser et à structurer la société de façon à ce que le prochain n’ait pas à se trouver dans la misère est un acte de charité tout aussi indispensable ».[182] C’est de la charité que d’accompagner une personne qui souffre, et c’est également charité tout ce qu’on réalise, même sans être directement en contact avec cette personne, pour changer les conditions sociales qui sont à la base de sa souffrance. Si quelqu’un aide une personne âgée à traverser une rivière, et c’est de la charité exquise, le dirigeant politique lui construit un pont, et c’est aussi de la charité. »

– Pape François, encyclique Fratelli Tutti, point 186

« Charité politique » n’est pas du tout une innovation de François. En fait, le terme a été utilisé par le pape préconciliaire Pie XI dans un discours de 1927 (voir FT note 165). Il a également utilisé « charité sociale » pour décrire le même concept dans son encyclique Quadragesimo Anno de 1931.

Dans Fratelli Tutti, François explique en outre que s’il est vrai que les actes de charité politique accomplis « même sans être directement en contact avec [la] personne » sont bons et louables, il existe des dangers potentiels pour ce type de charité. De plus, ce danger – que François diagnostique très nettement – est généralement ignoré par les commentateurs de droite. Nous savons que la « charité », dans le contexte chrétien, est une forme d’amour. Lorsque nous n’aimons les autres qu’à distance, nous pouvons les dépersonnaliser très facilement. Une charité dépersonnalisée n’est pas du tout une charité, car l’amour doit toujours être dirigé vers une personne. Ce danger préoccupe grandement le pape François. Dans Fratelli Tutti, il insiste à plusieurs reprises sur l’importance de toujours être conscient de la personnalité de chacun dans la société, dans chaque classe sociale et à travers l’ordre politique :

« En même temps qu’il exerce inlassablement cette activité, tout homme politique est aussi un être humain. Il est appelé à vivre l’amour dans ses relations interpersonnelles quotidiennes. Il est une personne et il lui faut se rendre compte que « le monde moderne tend de plus en plus à rationaliser la satisfaction des besoins humains qui ont été étiquetés et répartis entre des services divers. De moins en moins on appelle un homme par son nom propre, de moins en moins il sera traité comme une personne, cet être unique au monde, qui a un cœur, ses souffrances à lui, ses problèmes, ses joies, et une famille qui n’est pas celle des autres. On connaîtra seulement ses maladies pour les soigner, ses manques d’argent pour y pourvoir, sa nécessité d’un toit pour le loger, ses besoins de détente de loisirs pour les organiser ». Mais « ce n’est pas perdre son temps que d’aimer le plus petit des hommes comme un frère, comme s’il était seul au monde ». »

– Pape François, encyclique Fratelli Tutti, point 193

François souligne que l’exercice de la charité politique doit toujours être correctement ordonné. Les systèmes de protection sociale, bien que nécessaires, ne peuvent être des fins en soi. Ils doivent être centrés sur la personne pour laquelle ils sont créés. Lorsqu’une personne devient un simple élément de ligne dans une feuille de calcul Excel, nous faisons la même erreur qu’un marché désordonné qui transforme les gens en rouages ​​d’une machine dans une entreprise. L’homme ne vit pas seulement de pain (Mt 4, 4). La dignité d’une personne est aussi importante pour son bien-être que son bien-être matériel. Le visage de quelqu’un en fait autant partie que l’estomac. La vie de quelqu’un est infiniment plus que la somme de ses besoins.

Si nous y prêtons attention, nous savons que le Saint-Père nous a constamment mis en garde contre ce problème qu’il appelle l’ « assistanat ». Il l’a mentionné pour la première fois dans un discours de 2017 :

« Le fait est qu’une société participative ne peut se contenter de l’horizon de la pure solidarité et de l’assistanat, car une société qui ne serait que solidaire et ne ferait que de l’assistance, sans être aussi fraternelle, serait une société de personnes malheureuses et désespérées que chacun chercherait à fuir, dans les cas extrêmes voire même par le suicide.

Une société où la véritable fraternité se désagrège est une société sans avenir; c’est-à-dire qu’une société où il n’existe que le fait de «donner pour avoir», ou bien le fait de «donner par devoir» est incapable de progresser. Voilà pourquoi, ni la vision libérale et individualiste du monde, où tout (ou presque) est échange, ni la vision état-centrique de la société, où tout (ou presque) est un devoir, ne sont des lignes directrices sûres pour nous faire surmonter cette inégalité, cette iniquité, et cette exclusion, dans lesquelles nos sociétés sont aujourd’hui enlisées. Il s’agit de chercher une issue à cette alternative étouffante entre la thèse néo-libérale et la thèse néo-étatique. En effet, c’est justement parce que l’activité des marchés et la manipulation de la nature — toutes deux animées par l’égoïsme, l’avidité, le matérialisme et la concurrence déloyale — ne connaissent parfois pas de limites, qu’il est urgent d’intervenir sur les causes de tels dysfonctionnements, surtout dans le domaine financier, au lieu de se limiter à corriger leurs effets. »

– Pape François, Discours du 27 Avril 2017

Plus récemment, François a développé cette idée dans une récente catéchèse concernant la vertu de subsidiarité. Alors que les commentateurs catholiques décrivent souvent la solidarité et la subsidiarité comme deux principes opposés que nous devons maintenir en équilibre, François tisse ces deux valeurs de manière transparente. Pour François, la subsidiarité ne s’oppose pas à la solidarité, mais en est une expression particulière. Dans son allocution, il a reconnu que « les personnes individuelles, les familles, les petites associations ou les communautés locales ne sont pas en mesure d’atteindre les objectifs primaires, il est alors juste qu’interviennent les niveaux plus élevés du corps social, comme l’Etat, pour fournir les ressources nécessaires afin d’aller de l’avant. ». Il a ensuite précisé que la subsidiarité ne devrait pas exclure les bénéficiaires des programmes sociaux de participer à la création de ces programmes ou de prendre des décisions :

« Non, cela ne va pas, le premier pas est de laisser les pauvres te dire comment ils vivent, de quoi ils ont besoin: il faut laisser parler tout le monde! Et ainsi le principe de subsidiarité fonctionne. »

– Pape François, Audience générale du 23 septembre 2020

Il dénonce également la manière dont les sociétés financières et les grandes entreprises participent davantage au développement des programmes sociaux que les mouvements sociaux et les gens eux-mêmes. Cela conduit à la dépersonnalisation de ceux qui ont besoin d’assistance, et cela est désordonné :

« Pensons aux grandes mesures d’aides financières mises en œuvre par les Etats. On écoute davantage les grandes compagnies financières que les gens ou ceux qui animent l’économie réelle. On écoute davantage les compagnies multinationales que les mouvements sociaux. Si l’on veut dire cela avec le langage des personnes communes: on écoute davantage les puissants que les faibles et ce n’est pas le chemin, ce n’est pas le chemin humain, ce n’est pas le chemin que nous a enseigné Jésus, ce n’est pas mettre en œuvre le principe de subsidiarité. Ainsi, on ne permet pas aux personnes d’être les « protagonistes de leur propre relèvement ». (Message pour la 106e journée mondiale du migrant et du réfugié 202013 mai 2020). Dans l’inconscient collectif de certains hommes politiques ou de certains syndicalistes il y a cette devise: tout pour le peuple, rien avec le peuple. »

– Pape François, Audience générale du 23 septembre 2020

Aider les gens sans les écouter n’est pas de la solidarité. Cela ne résout ni leurs problèmes ni leurs préoccupations réels et concrets, mais seulement une projection de ce que pourraient être ces problèmes, dans l’esprit d’un bureaucrate. La vraie solidarité permet aux gens de participer à leur propre assistance, en expliquant comment et pourquoi ils ont besoin d’être aidés.

Si un État (ou un organe supranational) veut aider les gens, alors « tous doivent être écoutés, ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas, tous. ». Pour François, « la contribution des individus, des familles, des associations, des entreprises, de tous les corps intermédiaires et également des Eglises est décisive ». En outre, les cultures et les visions du monde des peuples doivent être affirmées et incluses. Tous ces concepts sont en accord avec ce que le Pape François enseigne dans Fratelli Tutti concernant le respect dû aux autres cultures et identités sociales.

Dans la même catéchèse, François montre également la voie à suivre, préfigurant le thème central de Fratelli Tutti. « Tous ensemble ou cela ne fonctionne pas. […] Sortir de la crise signifie changer, et le vrai changement est fait par tout le monde, par toutes les personnes qui forment le peuple. […] Si tout le monde ne le fait pas, le résultat sera négatif. ». Comme il le dit dans Fratelli Tutti, « personne ne se sauve tout seul » (FT 32).

Fratelli Tutti développe également l’avertissement de François contre l’assistanat. Il est difficile de ne pas remarquer les parallèles entre l’encyclique et la catéchèse de 2017 sur la subsidiarité, lorsqu’il parle des mouvements sociaux, en disant :

« Grâce à eux, un développement humain intégral sera possible, qui implique que soit dépassée « cette idée de politiques sociales conçues comme une politique vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais des pauvres, et encore moins insérée dans un projet réunissant les peuples ». »

– Pape François, encyclique Fratelli Tutti, point 169

Les véritables systèmes de protection sociale ne créent pas de dépendance, mais favorisent l’intégration en augmentant la participation et la responsabilité personnelle. François préconise le bien-être social parce qu’il peut aider les pauvres à progresser vers une participation plus complète à la société. Il écrit : « aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter des urgences. Le grand objectif devrait toujours être de leur permettre d’avoir une vie digne par le travail ». (FT 162). François se démarque encore plus clairement de l’approche paternaliste stéréotypée de gauche lorsqu’il insiste :

« Nous ne devons pas tout attendre de nos gouvernants ; ce serait puéril. Nous disposons d’un espace de coresponsabilité pour pouvoir commencer et générer de nouveaux processus et transformations. Soyons parties prenantes de la réhabilitation et de l’aide aux sociétés blessées. »

– Pape François, encyclique Fratelli Tutti, point 162

Certes, le Pape François condamne une attitude de mépris ou d’indifférence envers les pauvres, ainsi que la mentalité de ceux qui se sentent menacés par les programmes sociaux pour les personnes précaires, pensant que ceux-ci pourraient les exclure de leur statut social actuel (FT 73) . Il critique aussi très fortement « une pédagogie typiquement mafieuse qui, avec une fausse mystique communautaire, crée des liens de dépendance et de subordination dont il est très difficile de se libérer. » (FT 28).

Selon Fratelli Tutti, quelles sont donc les caractéristiques d’un système de protection sociale correctement organisé ? Les mêmes principes utilisés par François dans son enseignement sur l’immigration peuvent facilement être appliqués à l’aide à tout groupe marginalisé. Ils « peuvent se résumer en quatre verbes : accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. En effet, « il ne s’agit pas d’imposer d’en haut des programmes d’assistance, mais d’accomplir ensemble un chemin à travers ces quatre actions […]. » » (FT 129).

En d’autres termes, l’antidote de l’assistanat est la fraternité. Il ne promeut pas la fraternité telle qu’elle est comprise par les cultures et les systèmes séculiers, mais la vraie fraternité chrétienne. François voit l’assistanat comme une solidarité sans fraternité. L’assistanat est une forme de dépersonnalisation, en ce qu’il conduit à une vision dans laquelle nous ne voyons pas les autres comme des frères et sœurs. La conception chrétienne de la fraternité du Pape n’est pas du tout un concept gauchiste, mais fournit en fait le bon antidote à un mal de société qui est souvent négligé dans nos débats et discours politiques.

Ceux qui accusent François et Fratelli Tutti d’avoir adopté une idéologie de gauche ont négligé ou ignoré tous ces avertissements et nuances dans le document. Leur tribalisme politique – leur mentalité « nous contre eux » – a orienté leur attention vers les détracteurs de François de leurs idéologies favorites. Il est difficile de croire qu’ils ont fait autre chose que de lire le document à travers le prisme de leur opposition idéologique à lui. Parce que ses opinions ne correspondent pas à celles de leur camp politique, ils l’ont catégoriquement et irresponsablement taxé de « gauchiste ».

Il est impératif, voire obligatoire, que les catholiques lisent et comprennent les enseignements magistériels du pape sans préjugés politiques ni esprit de polarisation. L’influence dominante des opinions idéologiques a empêché de nombreux catholiques de saisir la richesse de la sagesse doctrinale de François. Nous devrions tous être ouverts à la correction de tout excès idéologique – ou même idolâtrie – dans nos projets sociaux, aussi bien intentionnés soient-ils. Nous avons déjà vu le mal causé par le cercle vicieux des conservateurs et des libéraux qui se renforcent mutuellement dans leur compréhension déformée de cette papauté. Si nous voulons vraiment aider les pauvres et les marginalisés, les principes solides énoncés dans Fratelli Tutti devraient servir de guide pour créer des programmes enracinés dans la subsidiarité, la solidarité, la fraternité et la charité.

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