Cette série est une traduction, remaniée, commentée et étendue, de vidéos faites par le youtubeur Mathoma. Un grand merci à Nihil pour le travail de traduction et de montage.
Dans cette série de vidéos, je vais plaider en faveur du théisme classique, et, plus généralement, de la tradition théologique classique. Il s’agira, en partie, d’une critique de l’athéisme, de la métaphysique moderne, y compris du naturalisme, d’un examen de ce à quoi ressemblerait un athéisme profond, d’une défense de la métaphysique aristotélico-thomiste, et de l’établissement d’une argumentation positive en faveur du théisme classique. Cette vidéo sera la deuxième de la série ; n’hésitez pas à aller voir la première partie si vous ne l’avez pas déjà vue.
Dans la première partie, nous avons discuté de certaines des principales idées fausses sur les arguments cosmologiques qui imprègnent la conversation philosophique moderne. Pour rappel, il s’agissait, premièrement, de l’insertion de la prémisse « tout a une cause » dans l’argument, bien qu’une telle prémisse ne se retrouve pas dans la tradition théologique.

Deuxièmement, l’affirmation que c’est un argument « dieu bouche-trou », ou god of the gaps, comme si le théiste proposait une sorte d’hypothèse scientifique qui servirait temporairement de meilleure explication à certaines données empiriques, au sens probabiliste. Ce que nous cherchons plutôt à faire c’est de raisonner à partir de caractéristiques générales de l’expérience jusqu’à Cette chose qui a une nature incausée, de manière très claire et logique.

Ce mode de raisonnement déductif signifie que si les prémisses sont vraies et que l’argument est formellement valable, alors la conclusion découle nécessairement. Cela signifie également que nous raisonnons jusqu’à la seule conclusion possible, et que nous ne proposons pas une hypothèse scientifique qui pourrait être renversée avec de nouvelles découvertes scientifiques. Cela ressemble beaucoup à la façon dont un théorème en mathématiques n’est pas une hypothèse scientifique, qui prétendrait être la meilleure explication des données empiriques et qui pourrait en principe être renversé lorsque de nouvelles données arriveraient. Par exemple, lorsque je prouve que la racine carrée de 2 n’est pas un nombre rationnel, je ne fais pas l’hypothèse qu’elle est irrationnelle en tant que « meilleure explication de la preuve empirique de l’expansion décimale », affirmation qui pourrait être renversé dans cinquante ans lorsque de nouvelles données empiriques de l’expansion décimale arriveront – non, je dis que ça ne peut pas ne pas être vrai et que c’est une connaissance certaine. De même, lorsque je dis qu’il est impossible de faire la trisection d’un angle avec une règle et un compas, je ne donne pas une hypothèse empirique du genre « personne n’a jamais pu le faire, mais nous pourrions devoir changer d’avis lorsque de nouvelles données géométriques arriveront » – non, je dis que c’est absolument impossible, que cela ne peut jamais être fait et qu’il s’agit d’une connaissance certaine. Les arguments classiques en faveur de l’existence de Dieu devraient être considérés comme étant plus proches de la démonstration d’un théorème mathématique que de la formulation d’une hypothèse scientifique. Et parce que le théiste classique ne donne pas d’hypothèse scientifique, les nouveaux résultats individuels issus des sciences empiriques n’ont rien à dire sur ses arguments, dans un sens comme dans l’autre ; ils ne plaident ni en faveur du théisme classique, ni en faveur de l’athéisme.

Enfin, nous avons également abordé la question athée classique : « Qui a créé Dieu ? ». Pour ajouter à ce que j’ai dit la dernière fois, l’athée indique deux choses en posant cette question : d’abord, le pouvoir qu’a la régression infinie de saper un argument, et ensuite, un désir d’atteindre le plus fondamental – d’arriver à Ce qui explique tout le reste. Ce désir d’atteindre le plus fondamental est partagé par l’athée qui pose une telle question et par le théiste classique. Et cette mention du plus fondamental m’amène au sujet principal de cette vidéo ; la distinction entre Dieu, avec un D majuscule, et les dieux, avec un d minuscule. Je pense que c’est une distinction importante, car son absence a pour conséquence que les deux parties ne se comprennent plus. Au lieu de parler d’Acte Pur, ou actus purus, de ce qui permet en fin de compte d’actualiser les potentiels et donc tous les changements dans le monde, ce qui se passe souvent dans le discours populaire, c’est que les deux parties finissent par débattre de l’existence d’une version dopée d’un être humain, ou d’un super-héros cosmique.
La faute ne peut être imputée uniquement aux athées pour penser de cette manière, car de nombreux théistes populaires, comme William Lane Craig et Alvin Plantinga, ont essentiellement cette vision de Dieu, où Dieu est supposé être le membre le plus exalté de la classe nommée « personne ». Or, la tradition théiste classique rejetterait l’idée même que Dieu est une personne (à ne pas confondre avec l’idée que Dieu soit personnel), et les théistes classiques appellent souvent cette déclinaison du théisme, épousée par Craig et Plantinga, le « personnalisme théiste ». Il convient de noter que ce personnalisme théiste n’a pas été le courant historique dominant de la pensée théologique classique et je crois qu’il y a de bonnes raisons de penser qu’il est incorrect. D’une certaine manière, je ne peux pas reprocher aux athées de ne pas être convaincus par cette vision de Dieu, dans laquelle Dieu n’est qu’une autre occurrence de la catégorie « personne » : car elle semble excessivement anthropomorphique. Les athées prétendent souvent que les théistes croient en un « homme invisible dans le ciel », principalement parce qu’ils confondent les représentations et les métaphores artistiques avec la réalité, un peu comme quelqu’un qui n’a pas de connaissances en physique peut penser que les atomes sont en fait comme des petites boules de billard qui rebondissent parce qu’il a vu quelques représentations artistiques. En ce qui concerne le personnalisme théiste, la seule chose fausse semble être la partie « dans le ciel ».

Je prétends que le D majuscule de Dieu indique quelque chose de plus qu’un simple échange de symbole pour un autre, et qu’il ne désigne certainement pas un nom propre, comme si en parlant du Premier Moteur nous parlions simplement d’un être parmi d’autres qui aurait le nom de « Premier Moteur ». Le théiste classique tente ici de désigner quelque chose d’autre, et, à mon avis, il s’agit de la dépendance absolue de tout ce qui existe à cette réalité métaphysiquement première, par opposition à la mise en évidence d’un pouvoir local, isolé et limité, comme celui que représenterait l’un des dieux grecs, avec un d minuscule. Or, la nature de ces deux catégories (pour utiliser ce mot dans un sens large), à savoir, d’un côté Dieu avec un D majuscule, et de l’autre dieu avec un d minuscule, reflète ces deux cas de manière appropriée, en ce que Dieu avec un D majuscule, comme le soutient le théiste classique, n’a aucune puissance (au sens aristotélicien du terme, étant Acte Pur), aucune matérialité ou corporéité, ou aucune composition de parties, ou quoi que ce soit qui demanderait une cause antérieure pour « assembler métaphysiquement ce Dieu », pour ainsi dire. De l’autre côté, les dieux avec un d minuscule sont des objets changeants, matériels, corporels et naturels, qui réclament certainement une cause préalable pour les « assembler métaphysiquement ». Ainsi, l’athée est parfaitement en droit, étant donné que ces dieux avec un d minuscule ont une nature qui réclame une cause, ou une explication préalable, de demander : « qui a créé ces dieux avec un d minuscule ? ». Sauf qu’avec la nature divine de Dieu avec un D majuscule, qui n’a rien qui exigerait une cause préalable, demander « qui a fait le premier principe ? » n’a pas beaucoup de sens, comme je l’ai déjà dit. Ainsi, le Dieu avec un D majuscule représente la primauté métaphysique absolue, et mérite à juste titre les noms de « Première Cause » et de « Premier Principe », alors que les dieux en avec un d minuscule ne méritent absolument pas le nom de « Première Cause » ; la seule chose qu’ils méritent est d’être appelés « super-héros cosmiques », ce dont de nombreux athées s’obstinent à dire aux théistes qu’ils n’existent pas vraiment. Ce qui est étrange dans toute cette conversation contemporaine, c’est que le théiste classique est probablement d’accord avec l’athée sur son affirmation principale selon laquelle il n’y a aucun de ces super-héros cosmiques.

D’autre part, nous décrivons Dieu avec un D majuscule en disant des choses comme « Actualité pure », ou « Source de l’Être », ou, comme le dit Saint Thomas d’Aquin, l’acte subsistant d’être de l’Être lui-même, ou ipsum esse subsistens en latin, ce qui signifie Cette chose dont l’essence, ou la quiddité, est l’existence elle-même. Ici, nous allons rapidement introduire la distinction thomiste entre l’essence, ou la quiddité, et l’existence ; pour approfondir le sujet, nous vous renvoyons vers les livres d’Edward Feser cités dans la fin de la vidéo précédente, notamment « Five Proofs ». Dans son opuscule « De l’être et de l’essence », Saint Thomas d’Aquin donne une preuve de Dieu qui est moins connue que ses 5 voies : pour ce faire, il part de la distinction entre l’essence et l’existence d’une chose ; l’essence d’une chose étant ce qu’elle est, son existence étant le fait qu’elle est. Par exemple, supposez qu’un enfant n’ait jamais entendu parler d’un lion, d’un T-Rex et d’une licorne, et que je lui donne une description complète de la nature, ou de l’essence, de chacun d’eux. Je lui dis ensuite que de ces trois animaux, un existe aujourd’hui, un existait dans le passé mais s’est éteint, et un n’a jamais existé. Je lui demande alors lequel est lequel, sur la base de la connaissance qu’il possède désormais de leur essence. Bien sûr, il serait incapable de le faire, ce qui illustre le point que l’existence d’une chose, si elle existe, est quelque chose de distinct, et d’additionnel, à son essence. C’est ce que certains appellent « l’argument de la connaissance de Saint Thomas d’Aquin » ; vous pouvez connaître complètement l’essence d’une chose sans savoir si elle existe ou pas, l’existence étant donc un facteur additionnel et distinct à l’essence. Dire ce qu’une chose est, ne communique pas en soi que cette chose est. L’acte d’existence chez un homme, par exemple, est lié à ce qu’est un homme, c’est-à-dire son essence ou sa quiddité, simplement pour exister en tant qu’homme dans l’ici-et-maintenant, ou à tout autre moment. L’existence active doit être jointe à la quiddité.

Pour vous donner un aperçu de la façon dont un thomiste conclut qu’il doit y avoir un Ipsum Esse Subsistens, c’est-à-dire Cette chose dont l’essence, ou la quiddité, est simplement son existence active, au lieu d’être simplement une idée ou une abstraction dans l’intellect, nous commençons par dire que dans quelque chose comme un homme, dans lequel l’essence est distincte de l’existence, un acte d’existence doit être joint à l’essence, simplement pour qu’il puisse exister. L’homme ne peut pas le faire seul, car cela serait logiquement impossible – il devrait se donner une existence tout en ne l’ayant pas déjà. En d’autres termes, il devrait exister avant d’exister pour se faire exister. Le thomiste dira donc que quelque chose d’autre, et non l’essence de l’homme lui-même, doit causer un acte d’existence qui soit lié à l’essence de cet homme, dans l’ici-et-maintenant. Mais vous remarquerez que pour cette chose supplémentaire, il faut également se demander si elle a elle aussi une essence, ou quiddité, distincte de son existence. Si ce n’est pas le cas, nous avons notre conclusion ; il doit y avoir Cette chose où l’essence n’est pas distincte de l’existence. Si dans cette chose les deux sont distinctes, cette chose doit aussi, pour simplement exister dans l’ici-et-maintenant, ou à tout moment où elle peut exister, avoir une cause de son acte d’existence joint à son essence. Or, le thomiste dira que cette série de causes ne peut pas aller jusqu’à l’infini. Pourquoi ? Car ce type de série causale hiérarchique est un autre exemple de série ordonnée essentiellement, ou per se, dont nous avons parlé la dernière fois. Rappelez-vous que les membres de ce type de série ne possèdent un certain pouvoir que parce qu’ils le reçoivent du membre précédent, c’est-à-dire qu’ils n’ont le pouvoir de faire certaines choses que de manière dérivée ; par exemple l’actualisation de potentiels, comme nous l’avons vu dans l’argument aristotélicien à partir du mouvement, ou du changement. Ici, chaque membre de cette série de choses reliant des actes d’existence à des essences ne peut faire une telle chose que parce qu’il est aussi poussé à exister par le membre précédent, par le biais de son acte d’existence joint à une essence ; si le membre précédent cessait de faire une telle chose, le membre en question ne pourrait pas faire grand-chose, car il n’existerait même pas pour en avoir la possibilité. Tout comme nous l’avons vu dans l’argument du mouvement, ou changement, la suppression des membres précédents entraînerait l’échec des membres suivants dans la série – ici, ils cesseraient tout simplement d’exister. Par conséquent, cette série doit se terminer avec un membre plus fondamental. Vous pouvez l’appeler le « premier membre » si vous insistez, mais rappelez-vous que « premier » ici signifie le plus fondamental, et non « premier » dans un sens temporel ; ça n’a rien à voir avec la cosmologie du Big Bang, donc n’y pensez même pas. Or, ce « premier membre » ne peut pas être comme les autres, dans lesquels l’essence est distincte de l’existence, nécessitant ainsi un acte d’existence lié à son essence, car sinon il lui faudrait une cause encore plus fondamentale, ce qui contredirait le fait d’être le membre premier, ou le plus fondamental de cette série. Par conséquent, nous concluons que dans ce membre le plus fondamental, l’essence n’est, en fait, pas distincte de l’existence, elle est la même ; c’est une esquisse de la façon dont nous arrivons à l’Ipsum Esse Subsistens, selon l’argumentation de Saint Thomas d’Aquin.

Dans la vidéo précédente, j’ai plaidé pour l’existence d’un actualisateur non-actualisé, ou Acte Pur ; j’affirme que l’Ipsum Esse Subsistens est également l’Acte Pur ; ce ne sont que deux façons différentes de décrire la réalité la plus métaphysiquement fondamentale ; l’une par le biais de la lentille de la distinction acte-puissance, et l’autre par la lentille de la distinction essence-existence. Mais l’essence et l’existence sont étroitement liées par la puissance et l’acte ; en ce sens qu’une essence n’est en elle-même qu’en puissance et nécessite une actualisation pour exister réellement. Ainsi, tout comme les choses en mouvement ont un certain potentiel à actualiser, les essences représentent une sorte de puissance qui doit également être actualisée. Or, dans l’Ipsum Esse, ou l’Être lui-même, il ne peut y avoir de telles puissances, car s’il y en avait, l’Ipsum Esse ne serait pas l’acte subsistant d’être de l’Être lui-même, parce qu’il ne serait pas vraiment subsistant ; il aurait besoin, comme la plupart des autres choses, qu’une certaine puissance soit actualisée pour simplement exister, ce qui serait contraire au fait qu’en lui, l’essence n’est pas distincte de l’existence. L’Être subsistant par lui-même ne peut donc avoir aucune puissance, et existe de manière purement actuelle, ou est simplement l’actualité elle-même. Par conséquent, Ce qui est L’Être subsistant par lui-même est aussi Acte Pur ; ce sont bien deux façons différentes de parler de la même chose. Et parce qu’il est Acte Pur, il va aussi devoir hériter de tous ces autres attributs que j’ai défendus dans la première vidéo, comme l’unité – il n’y a en principe qu’un seul Ipsum Esse, pas cinq cents différents – l’éternité, l’immatérialité, etc. Remarquez que cet argument, tout comme l’argument du mouvement, n’a rien à voir du tout avec le passé lointain ; il n’a pas non plus à voir avec le fait que l’univers ait commencé à exister ou pas, car même s’il était éternel, il faudrait quand même répondre à l’argument, qui parle de l’ici-et-maintenant. Il ne dit pas que « tout a besoin d’une cause » ; ce qu’il dit, si nous prêtons attention aux prémisses, c’est que « ce dont l’essence est distincte de l’existence a besoin d’une cause », et c’est précisément parce que l’essence est distincte de l’existence qu’elle a besoin d’une cause. Comme je l’ai dit la dernière fois, la prémisse selon laquelle « tout a une cause » ne fait partie d’aucun argument cosmologique avancé par un théologien ou un philosophe respecté. Et non, L’Être subsistant par lui-même ne peut être identique à l’univers, pris dans sa totalité, à moins que vous ne soyez prêt à affirmer que l’univers est immatériel et immuable. De plus, il ne peut pas être une simple abstraction comme une « loi de la nature », quoi que cela signifie. Et il n’est même pas logique de demander « qu’est-ce qui a causé L’Être subsistant par lui-même à exister ? », car s’il avait une cause, L’Être subsistant par lui-même ne serait pas vraiment subsistant – une fois de plus, une question populaire qui ressemble à une objection dévastatrice s’avère être tout simplement aussi stupide que la question « qu’est-ce qui change ce qui est immuable et ne peut pas, même en principe, être changé ? ». Nous avons vu que l’actualisateur non-actualisé est la source ultime singulière de tout changement des choses de notre expérience quotidienne qui sont composées d’acte et de puissance ; ce que L’Être subsistant par lui-même est, c’est la source ultime singulière de l’existence et de la continuité de toutes les choses de notre expérience quotidienne dans l’ici-et-maintenant. Et les choses de notre expérience quotidienne nécessitent une telle cause de maintien précisément parce que leur essence, ou quiddité, est distincte de leur existence. Encore une fois : ce qu’est une chose ne communique pas si cette chose est. En résumé : ce que les choses de notre expérience quotidienne sont n’implique pas qu’elles existent ; il doit y avoir Cette chose en laquelle ce qu’elle est est identique au fait qu’elle est ; le grand « Je Suis », si vous voyez ce que je veux dire. Et là, comme pourrait le dire Saint Thomas d’Aquin, « et hoc dicimus Deum » : c’est ce que nous appelons Dieu (avec un D majuscule).

Ce que j’aimerais faire comprendre ici, c’est la primauté métaphysique absolue de L’Être subsistant par lui-même, qui n’est pas caractéristique des dieux avec un d minuscule. Il y a plusieurs façons de voir que L’Être subsistant par lui-même n’a pas grand-chose à voir avec ces dieux avec un d minuscule. Tout d’abord, les dieux avec un d minuscule sont des pouvoirs locaux et discrets, généralement naturels, qui ne sont pas métaphysiquement fondamentaux, devant leur existence à d’autres conditions préalablement en place. Ceux-ci ne peuvent évidemment pas être l’Ipsum Esse ; n’existant que dans la mesure où ils sont dans un panthéon, ou dans un pouvoir au sein de la nature, mais n’existant pas d’eux-mêmes de manière absolument subsistante telle que L’Être subsistant par lui-même. En général, ce qui n’est pas le plus métaphysiquement fondamental, ce qui implique d’être Acte Pur et Ipsum Esse, n’est juste pas ce dont parle le théiste classique, ou même l’athée quand il demande « qui a fait Dieu ? » dans notre quête du plus fondamental. Deuxièmement, nous avons vu dans la première partie que l’Acte Pur est immuable et incorporel, parce qu’être autrement présupposerait que certaines puissances soient présentes dans quelque chose qui est purement actuel, ce qui est contradictoire. Les dieux avec un d minuscule sont des êtres corporels qui sont régis par leurs passions irrationnelles et qui changent donc au fil du temps – ces dieux païens ne sont donc tout simplement pas candidats pour être l’Acte Pur ou L’Être subsistant par lui-même. Ils ne « jouent même pas dans la même cour », et confondre les deux est une erreur de catégorie. Troisièmement, la distinction entre L’Être subsistant par lui-même et les « dieux » avec un d minuscule est également très claire en raison du nombre de ces choses ; l’Acte Pur étant unifié, ces derniers étant en principe multiples. Il pourrait être logique de parler d’une cinquantaine de dieux (avec un d minuscule) distincts, mais ça n’aurait aucun sens, même en principe, de parler de plus d’un acte subsistant d’être de l’Être lui-même, ou de plus d’un Acte Pur, car il n’y a aucun moyen par lequel un autre pourrait être distingué ; comme une puissance que l’un aurait et pas l’autre. Sur ce point du nombre de dieux avec un d minuscule, on entend souvent des athées nous dire qu’ils « croient en un dieu de moins que nous ». Cette objection a un certain air de plausibilité jusqu’à ce que nous clarifions la question et que nous rappelions que nous parlons ici d’Acte Pur, ou de L’Être subsistant par lui-même. Par conséquent, cette objection dans le domaine du théisme classique se traduirait par « je crois en un Acte Pur de moins que vous ». Ou encore : « je nie juste un seul acte subsistant d’être de l’Être lui-même de plus que vous ». Ou encore « vous rejetez toutes ces autres sources de l’Être, et bien, je vais juste rejeter une source de l’Être plus loin que vous ». Ou « je suis athée par rapport à toutes ces autres réalités les plus fondamentales ». Une fois traduites, aucune de ces questions n’a vraiment le même pouvoir rhétorique et, en fait, apparaissent plutôt stupides, puisque s’il y a un Dieu avec un D majuscule, il n’y en a qu’un en principe, et non cinquante différents comme avec les dieux avec un d minuscule. Et si l’athée parle ici de dieux avec un d minuscule, c’est totalement hors de propos, puisque le théiste classique peut être d’accord avec l’athée sur le fait qu’il n’y a aucuns dieux avec un d minuscule.

Donc, si cette expression « un dieu de moins » a un sens, l’athée ne dit pas vraiment au théiste classique qu’il croit en un pouvoir local, ou un super-héros, de moins que le théiste classique – ce qu’il dit en réalité, c’est qu’il nie qu’il existe une source absolue de tout changement dans le monde et qu’il nie qu’il existe une source ultime pour l’être et l’intelligibilité. Cette discussion concernant le plus fondamental est le véritable objet de tout ce débat, qui n’a pas pour but de déterminer combien il y a de super-héros cosmiques. L’athée dit donc en fait quelque chose d’assez radical s’il nie la source même du changement dans le monde, mais aussi le fondement de toute chose contingente. S’il n’y a pas d’Acte Pur, il n’y a pas de source ultime du mouvement, et la question de savoir pourquoi des potentiels sont actualisés dans l’ici-et-maintenant reste mystérieuse ; nous nous retrouvons alors avec l’idée absurde que des choses possèdent leur pouvoir moteur de manière dérivée mais qu’en fin de compte, elles tirent un tel pouvoir de rien du tout. Ainsi, l’athéisme semble avoir en lui le potentiel d’une absurdité totale et nous le constatons ici lorsque nous pensons au changement, qui est un aspect indéniable de l’expérience la plus banale. Nous verrons ce potentiel d’absurdité totale réapparaître lorsque nous discuterons de la contingence des êtres de notre existence quotidienne et que nous retrouverons un problème analogue – à savoir le fait que si vous ne reconnaissez pas qu’il existe un membre fondamental de la hiérarchie, dans ce cas l’Être Nécessaire, alors vous dites implicitement que les êtres contingents existent finalement sans aucune raison, ce qui n’est pas une réponse raisonnable à la question. L’athéisme, par conséquent, n’est pas une position intellectuelle bénigne de la même importance que, par exemple, mettre un t-shirt de couleur différente ; l’athéisme, s’il est pris au sérieux, fait sauter les fondements métaphysiques nécessaires pour comprendre des parties clés de la réalité, comme la cause de l’existence des choses de notre expérience quotidienne à n’importe quel moment, ou la possibilité même qu’elles puissent changer. L’athée qui nie cela n’est tout simplement pas conscient des conséquences métaphysiques de sa position ou n’est pas disposé à les tirer. En ce qui concerne la métaphysique, l’athéisme est beaucoup plus problématique que ce que la plupart des athées réalisent.

Je dois aussi souligner que le théiste classique ne dit pas qu’il y aurait bien un Panthéon, mais qui ne contiendrait qu’un dieu avec un d minuscule. Ce que dit le théiste classique, c’est qu’il existe une nature divine unifiée, absolument simple, qui est beaucoup plus fondamentale que le Panthéon lui-même, ou que n’importe lequel de ses possibles membres, et qui permet la possibilité qu’il y ait même seulement un Panthéon, ou qu’il y ait n’importe lequel des dieux avec un d minuscule. Ainsi, le théiste classique n’est pas ce que David Bentley Hart appelle un « mono-polythéiste », soit quelqu’un qui affirme qu’il existe ces pouvoirs locaux, les dieux avec un d minuscule, mais qu’il n’existe qu’un seul d’entre eux. Le théiste classique dit plutôt qu’il existe une réalité métaphysiquement fondamentale dont tout doit dépendre. Même les dieux païens, s’ils existaient, déprendraient de l’Acte Pur pour actualiser n’importe quel potentiel, ou de L’Être subsistant par lui-même pour exister, en joignant un acte d’existence à une essence, comme dans la plupart des choses. En passant, vous pouvez voir ici pourquoi les termes monothéisme et polythéisme sont en fait des termes potentiellement déroutants, puisque si vous êtes un théiste classique, vous n’êtes pas un monothéiste au sens où vous pensez qu’il y a un pouvoir local limité de ce type au lieu de vingt, vous pensez plutôt qu’il y a un Premier Principe dont tous les autres pouvoirs et existences sont dérivés. Pour paraphraser David Bentley Hart, « les dieux avec un d minuscule, qualitativement parlant, ne sont pas moins appauvris ontologiquement que tout autre chose dans notre expérience quotidienne ».

Le théiste classique essaie de pousser ses raisonnements le plus loin possible et ne se contente pas de réalités dérivées comme les panthéons ou « les dieux » ; il essaie d’atteindre Ce qui est le plus fondamental et de voir ce qui ressort de cette ligne de questionnement ; un exemple étant l’actualité pure, comme nous l’avons déjà vu dans l’argument aristotélicien du mouvement, ou l’Ipsum Esse Subsistens dans l’argument thomiste. Donc, si la chose dont vous parlez, comme « les dieux avec un d minuscule », dépend d’autres choses pour être ce qu’elle est, comme le fait d’avoir besoin d’autres dieux pour lui donner naissance, ou si elle change au fil du temps, ce qui indique l’actualisation d’un potentiel, ou si elle a besoin d’une parcelle de matière jointe à une forme, ou d’avoir un corps, vous n’avez pas encore atteint le fond, et vous ne parlez pas encore de Dieu avec un D majuscule, ou de l’Absolu. Comme il y a une différence de nature, et non de degré, entre le dieu avec un d minuscule et le Dieu avec un D majuscule, vous n’êtes même pas encore près de parler de Dieu, tel qu’il est compris dans la tradition classique, comme étant Cette réalité qui est la plus métaphysiquement fondamentale. Voilà l’état actuel, plutôt malheureux, de la discussion de nos jours, où les athées ne parlent même pas de la même chose que les théistes sérieux, même s’il est certain que beaucoup d’encre a été versée sur l’athéisme en termes de livres et de conférences. Au lieu de devenir plus sage et de se tourner vers le passé, vers des penseurs tels que Platon, Aristote, Plotin, Saint Augustin, Avicenne, Saint Anselme, Saint Thomas d’Aquin, et d’autres, qui ont eu à parler de Dieu, 90% du temps, dans notre orgueil moderne, nous croyons que nous comprenons le sujet alors qu’en réalité nous sommes perdus en mer ; nous prétextons discuter tous les deux de l’existence ou non de Dieu avec un D majuscule, alors que ce que nous faisons réellement, tant les théistes que les athées, c’est débattre du nombre de super-héros cosmiques ou de dieux avec un d minuscule. Au lieu de nous voiler la face, et je parle ici aux deux parties, prenons le temps de lire ces penseurs, parce que nous avons certainement beaucoup à apprendre d’eux. Comme je l’ai dit, le théiste classique et l’athée partagent un sentiment commun lorsque l’athée demande « qui a fait Dieu ? », en ce sens que ce qui ressort de notre raisonnement doit être vraiment fondamental et être en accord avec le fait d’être le plus fondamental. Par exemple, dans l’argument du changement, le Premier Moteur a une nature d’Acte Pur, ce qui est en accord avec le fait d’être le plus fondamental. Supposons que nous nous trompions dans notre raisonnement et que nous ajoutions quelques puissances dans le Premier Moteur ; l’athée serait alors en droit de demander ce qui actualise ce prétendu Premier Moteur, précisément parce que ces choses qui sont des mélanges d’acte et de puissance nécessitent une actualisation, alors que demander ce qui actualise les potentiels dans ce qui n’a pas de potentiels à actualiser, même en principe, devient non seulement une question idiote, mais l’indicateur que nous avons atteint le fond dans notre analyse du changement, en la faisant remonter aux premiers principes. Il en va de même pour la distinction essence-existence dans l’argument thomiste ; notre raisonnement est allé aussi loin qu’il pouvait aller, et la raison nous amène à conclure qu’il existe ce qui est simplement l’acte subsistant d’être de l’Être lui-même. A ce stade, il n’y a absolument aucun sens à demander ce qui a causé l’existence de L’Être subsistant par lui-même. Là encore, le théisme classique repousse les choses aussi loin qu’elles peuvent aller.
Ressources en ligne :
+ Podcast « The Distinction of Essence and Existence » :
+ Compilation d’articles d’Edward Feser sur le théisme classique :
https://edwardfeser.blogspot.com/2012/07/classical-theism-roundup.html
+ Article « Craig on divine simplicity and theistic personalism » :
https://edwardfeser.blogspot.com/2016/04/craig-on-divine-simplicity-and-theistic.html
+ Article « Monotheism vs Polytheism » :
https://lastedenblog.wordpress.com/2016/09/05/monotheism-vs-polytheism/
+ Article « God vs the gods » :
https://lastedenblog.wordpress.com/2016/06/06/god-vs-the-gods/
+ Article « “Which God?” » :
https://lastedenblog.wordpress.com/2016/05/07/which-god-exists/
+ Livre « De Ente et essentia » :
http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/opuscules/30etreetessence.htm
+ Défenses complémentaires de l’argument De Ente (basé sur la distinction essence-existence): https://youtu.be/a633NN2cMoE
https://youtu.be/277CRlh_6rI
Livres recommandés :
+ The Last Superstition: A Refutation of the New Atheism :
https://www.amazon.fr/Last-Superstition-Refutation-New-Atheism/dp/1587314525
+ Sa traduction française – La dernière superstition: Une réfutation du nouvel athéisme :
https://www.amazon.fr/derni%C3%A8re-superstition-r%C3%A9futation-nouvel-ath%C3%A9isme/dp/2981859404
+ Aquinas: A Beginner’s Guide (Beginner’s Guides) :
https://www.amazon.fr/Aquinas-Beginners-Guide-Edward-Feser-ebook/dp/B00O0G3BEW
+ Five Proofs of the Existence of God :
https://www.amazon.fr/Five-Proofs-Existence-Edward-Feser/dp/1621641333
+ Aristotle’s Revenge: The Metaphysical Foundations of Physical and Biological Science :
https://www.amazon.fr/Aristotles-Revenge-Metaphysical-Foundations-Biological/dp/3868382003
+ The Theological Origins of Modernity :
https://www.amazon.fr/Theological-Origins-Modernity-Michael-Gillespie/dp/0226293467
+ The Experience of God: Being, Consciousness, Bliss :
https://www.amazon.fr/Experience-God-Being-Consciousness-Bliss/dp/0300166842