Cette série est une traduction, remaniée, commentée et étendue, de vidéos faites par le youtubeur Mathoma. Un grand merci à Nihil pour le travail de traduction et de montage.
Dans cette série, je vais plaider en faveur du théisme classique, et, plus généralement, de la tradition théologique classique. Il s’agira, en partie, d’une critique de l’athéisme, de la métaphysique moderne, y compris du naturalisme, d’un examen de ce à quoi ressemblerait un athéisme profond, d’une défense de la métaphysique aristotélico-thomiste, et de l’établissement d’une argumentation positive en faveur du théisme classique.
Sur notre chemin vers le théisme classique, nous allons d’abord devoir nous arrêter pour discuter du nouvel athéisme, qui a été une résurgence de sentiments irréligieux peu après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Je dirais que cette vague d’irréligion a commencé vers 2004, avec le livre « The End of Faith » de Sam Harris, et qu’elle s’est achevée en 2012, avec le décès de Christopher Hitchens fin 2011. Je ne pense pas que le nouvel athéisme ait apporté grand-chose en termes de critique philosophique ou théologique sérieuse, ou de défense rationnelle de l’athéisme ; le nouvel athéisme est mieux compris comme un phénomène culturel du monde anglo-saxon, provoqué par le 11 septembre et un sentiment croissant que les complexités de la vie politique, intérieure et internationale, pourraient être améliorées en réduisant l’influence de la religion dans l’espace politique et personnel. Le nouvel athéisme émerge de vues philosophiques plus fondamentales, comme toutes les positions – mais ce n’est pas d’abord une position intellectuelle ; aucun progrès de la science ou de la philosophie ne rend aujourd’hui l’athéisme plus plausible qu’il ne l’était il y a 50 ans. À proprement parler, il n’y a rien de nouveau dans ce mouvement de pensée, à l’exception du fait que les livres de ses penseurs phares soient devenus des best-sellers.
Il y a toujours eu des flambées d’irréligion au cours de l’histoire, et le nouvel athéisme ne fait que répéter les discours utilisés contre la religion au cours des Lumières et de la Révolution Française, et régurgiter le scientisme des positivistes logiques du début du 20e siècle ; à savoir l’idée que les méthodes des sciences empiriques épuiseraient en principe toutes les questions décidables. Il en découlerait que toutes les questions de théologie ou de métaphysique seraient dénuées de sens, et que même si elles étaient significatives, elles devraient être soumises à la vérification comme toute autre proposition des sciences empiriques, et ce malgré le fait que le positivisme logique ait subi l’un des plus grands stops de toute l’histoire de la philosophie par W. V. O. Quine, au point qu’A. J. Ayer, lui-même positiviste logique, finira par dire que le défaut majeur de cette thèse était que presque tout était faux. Malgré tout ça, si vous grattez à la surface de nombreux athées intelligents, vous trouverez souvent que la vérificationnisme est toujours vivant.

Le nouvel athéisme est intellectuellement en faillite, et vous pourriez vous demander pourquoi je lui consacre une vidéo dans cette série. La raison est que même s’il est en faillite dans ses vues philosophiques et théologiques, il a une influence particulière sur YouTube et sur les forums, et je ne serais pas surpris si la grande majorité des athées qui regarderont cette vidéo aura été influencée, d’une manière ou d’une autre, par un des athées ici présents au cours de cette période, de 2004 à 2012. Je tiens à préciser que cette vague d’athéisme n’a pas grand-chose à dire sur les principaux arguments du théisme classique ; mais j’aimerais quand même aborder et réfuter certaines des objections des nouveaux athées à ces arguments car, malheureusement, elles ressortent assez fréquemment dans les débats. L’offense la plus flagrante des nouveaux athées réside dans leur traitement des arguments cosmologiques, le type d’arguments qui attire le plus l’attention du public.

Ces arguments raisonnent, non pas à partir de tel ou tel fait particulier du monde, mais à partir des caractéristiques les plus générales de celui-ci, telles que la présence de changements, ce qui est essentiellement ce que des gens comme Saint Thomas d’Aquin ou Aristote entendent par le terme « mouvement », ou de l’existence de choses contingentes, c’est-à-dire de choses qui dépendent de circonstances extérieures à elles-mêmes, ou de l’existence de choses composées. Tout cela combiné avec un principe de causalité supplémentaire ; par exemple, en disant que « ce qui change est changé par quelque chose d’autre », ou que « ce qui est composé a une cause », jusqu’à arriver à l’existence d’une source absolue qualitativement différente ; un premier moteur immobile, ou un être nécessaire, ou un être non-composé (ce qui est alors désigné par le terme « simple »). Bien sûr, les athées demandent souvent : « où sont vos preuves ? ». Mais pour la plupart des arguments cosmologiques, la question est idiote. Qu’est-ce qui pourrait être plus évident que l’affirmation que « certaines choses changent », ou que « certaines choses sont composées de parties » ? Si vous cherchez des preuves pour ces deux affirmations, vous devriez arrêter de regarder la vidéo et sortir prendre l’air. Évidemment, nous allons devoir expliquer des concepts, en particulier ceux de « mouvement » et de « contingence », et expliquer les principes de causalité que nous invoquons, et parler de l’ordre des séries causales ; mais ces arguments ne reposent en tout cas pas sur des affirmations loufoques, qui nécessiteraient tout un appareillage scientifique pour être vérifiées. Au contraire ; nier certains des principes invoqués amènerait à dire n’importe quoi, et à démolir l’autorité même des sciences empiriques, chose que les athées tiennent fermement à préserver.
Il est important de souligner que la structure même des arguments cosmologiques implique de raisonner à partir des caractéristiques générales de l’expérience, et des principes de causalité, jusqu’à la source métaphysique la plus fondamentale. Donc il ne s’agit pas, même en principe, d’arguments dits « dieu bouche-trou », ou « god of the gaps ». Une explication « dieu bouche-trou » tend à identifier une lacune mystérieuse et inexpliquée dans une théorie scientifique, un « trou » théorique, et à dire que cette lacune, ou ce « trou », n’est explicable qu’en invoquant Dieu. Les arguments cosmologiques, comme il en ressort clairement de leur forme même, ne cherchent pas à combler une lacune, ou à expliquer un évènement naturel mystérieux. Ils ne reposent sur aucun « trou ». Étonnamment, les arguments « dieu bouche-trou » ont été identifiés pour la première fois par des chrétiens, qui critiquaient d’autres chrétiens pour ne pas voir Dieu dans la totalité du cosmos, comme un acte de soutien continu, mais uniquement dans les dits trous. De nos jours, l’appellation « dieu bouche-trou » est surtout utilisée par des athées, pour alimenter le mythe selon lequel la théologie naturelle se contenterait de remplir les trous de notre connaissance scientifique ; ce qu’elle ne fait absolument pas. Ainsi de nombreux athées, presque par réflexe, critiqueront tout argument théologique, tel qu’un argument cosmologique, comme étant un argument « dieu bouche-trou », ou « god of the gaps », sans s’arrêter une seule seconde pour se demander si l’argument en question parle même seulement d’un trou. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est certainement pas le cas pour les arguments dont nous allons parler ; je n’ai aucun intérêt pour les arguments « dieu bouche-trou » dans cette série, mais c’est un point qui devait être abordé.

En plus de la question des arguments « dieu bouche-trou », il y a un autre point que je dois aborder concernant les arguments cosmologiques, qui revient sans cesse dans la littérature athée populaire et dans les discussions philosophiques. Le point est qu’aucun des arguments cosmologiques ne commence par la prémisse que « tout a une cause ». Comme je l’ai dit auparavant ; l’argument commence toujours par une prémisse telle que « ce qui est X a une cause » ; X pouvant être beaucoup de choses différentes. Par exemple : « ce qui est composé a une cause », ou « ce qui passe de potentiel à actuel a une cause », ou « ce dont on distingue l’essence de l’existence a une cause ». Ce n’est tout simplement pas la même chose que de dire que tout — point final, peu importe ce que c’est — a une cause. Cette incompréhension de la forme des prémisses des arguments cosmologiques conduit à une déformation de ce que les théistes disent, et donc à un « argument de l’homme de paille », qui est un sophisme qui consiste à présenter la position de son adversaire de façon erronée pour facilement la rejeter ensuite. La caricature classique des arguments cosmologiques, que j’ai nommée ici « le pseudo-argument cosmologique », se déroule habituellement comme suit : d’abord, tout a une cause, donc cela signifie que l’univers doit avoir une cause, et cette cause doit être Dieu, et donc Dieu existe. L’athée répondra à ce faux argument : « mais attendez, vous avez dit que tout avait une cause, donc qu’est-ce qui a causé Dieu ? ». Si vous dites « rien », alors vous contredisez l’affirmation selon laquelle tout a une cause, mais si vous dites que « Dieu s’est lui-même causé », quoi que cela signifie, alors pourquoi l’univers ne pourrait-il pas s’être lui-même causé, lui aussi ? Pourquoi cela doit être Dieu qui cause l’univers ? Cette caricature idiote et grotesque des arguments cosmologiques occupe un espace démesuré dans les débats théologiques ; nous sommes tous d’accord, c’est un argument stupide. Le truc, c’est qu’aucun des principaux philosophes ou théologiens n’a jamais formulé cet argument stupide. Je vous encourage à relever le défi ; retournez aux écrits des grands philosophes, par exemple Aristote, Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, ou n’importe quel autre, et regardez si un seul d’entre eux a plaidé pour l’existence de Dieu en partant de la prémisse que « tout a une cause ». Malheureusement, les nouveaux athées ont convaincu beaucoup de gens que la théologie naturelle reposait sur une telle absurdité, à savoir l’idée que tout aurait une cause, ce qui mènerait à ce pseudo-argument stupide et auto-contradictoire. Cette déformation des arguments cosmologiques n’est en aucun cas isolée au sein de l’athéisme populaire ; en fait, elle semble être la norme dans la littérature athée.
Je vais commencer notre examen du nouvel athéisme avec Daniel Dennett, dans son livre de 2006 « Breaking The Spell ». Contrairement à moi, Dennett est un philosophe de formation et fait ce genre de choses pour gagner sa vie. Dans ce livre, qui est un des livres représentatifs du Nouvel Athéisme, Dennett consacre un seul paragraphe aux arguments cosmologiques, un type d’arguments avec une histoire vieille de 2300 ans. Avant de discuter de « L’argument cosmologique » au singulier (alors que c’est un type d’arguments en qui en englobe plusieurs), il nous dit dans le chapitre 8, partie 7 :
Cela nous laisse avec les arguments traditionnels discutés longuement par les philosophes et les théologiens au cours des siècles, certains empiriques — tels que l’argument à partir du design (ou de la conception) — et certains a priori ou logiques — tels que l’argument ontologique et l’argument cosmologique pour la nécessité d’une première cause.
-Breaking the Spell, Chapitre 8, Partie 7
Déjà, dire que « l’argument cosmologique » est un seul argument, comme c’est sous-entendu ici, est une erreur : c’est une classe, ou un genre, ou un type d’arguments, pas un seul argument. La deuxième erreur, c’est de dire que c’est un argument a priori. Mais c’est bien un argument logique, il a raison sur ce point.
Examinons son seul paragraphe sur le sujet, et voyons ce qu’il a à dire sur les arguments cosmologiques :
L’argument cosmologique qui, dans sa forme la plus simple, affirme que puisque tout doit avoir une cause, l’univers doit avoir une cause — à savoir Dieu — ne reste pas simple longtemps. Certains nient la prémisse, puisque la physique quantique nous enseigne que tout ce qui arrive n’a pas besoin d’avoir une cause. D’autres préfèrent accepter la prémisse et demander ensuite : « qu’est-ce qui a causé Dieu ? ». La réponse étant que Dieu est lui-même causé, d’une manière ou d’une autre, cela soulève alors la réfutation : « si une chose peut être causée par elle-même, pourquoi l’univers dans son ensemble ne pourrait-il pas être causé par lui-même ? ». Cela mène alors dans diverses directions obscures, comme les étranges enceintes de la théorie des cordes et ses fluctuations de probabilité, dans un extrême, ou au pinaillage ingénieux sur la signification même de « cause », dans l’autre. À moins que vous n’ayez un goût pour les mathématiques et la physique théorique d’une part, ou pour les subtilités de la logique scolastique d’autre part, vous n’êtes pas susceptible de trouver tout cela convaincant ou même compréhensible.
-Ibidem
Alors, ce que j’aime dans tout ça, c’est que Dennett nous dit qu’il nous donne une version simplifiée de l’argument — comme s’il pouvait nous donner la version plus complexe s’il en avait le temps. Vous pouvez voir qu’il commence avec cette prémisse stupide que « tout doit avoir une cause », et bien sûr il demande : « puisque tout a une cause, qu’est-ce qui a causé Dieu ? Et si Dieu peut être causé par lui-même, pourquoi pas l’univers ? ». J’essaie d’être charitable ici, et Dennett dit bien dans la seconde phrase que c’est « tout ce qui arrive qui doit avoir une cause », mais qu’est-ce que cela veut dire ? Tout ce qui arrive à quoi ? Notez aussi que Dennett ne nous dit pas où il a trouvé cet argument ; il mentionne les scolastiques à la fin, mais qui a-t-il en tête ? Abelard ? Lombard ? Saint Thomas d’Aquin ? Jean Duns Scot ? Ockham ? Qui, parmi les scolastiques, a fait cet argument stupide ? Vous pourriez dire « tu es juste pédant sur ce détail », mais supposez que j’essaie de m’opposer à l’évolution en disant qu’elle ne peut pas être juste, car si elle l’était, cela signifierait que — dans sa forme la plus simple — un chimpanzé a donné naissance à un homme moderne il y a environ 6 millions d’années. Des gens comme Dennett et Dawkins se mettraient à bouillir de rage si quelqu’un leur présentait un tel homme de paille comme étant une preuve contre l’évolution. Peut-être que suis-je trop dur ici, et que Dennett a produit une critique étendue des arguments cosmologiques ailleurs, mais ne s’attendrait-on pas à trouver une telle critique dans son livre s’attaquant à l’ensemble de la religion ? Même si c’était le cas, pourquoi ne peut-il pas énoncer au moins un des arguments cosmologiques correctement ? Vous pourriez dire « d’accord pour Dennett, mais c’est seulement un cas malheureux ; je parie que vous ne trouverez pas cela ailleurs dans les grands livres des nouveaux athées ».
Tournons notre attention vers Sam Harris, pour son livre de 2006 intitulé « Letter to a Christian Nation », et regardons à la page 272. Ici, Sam Harris parle du dessein intelligent (intelligent design en anglais, ou ID) — un autre sujet qui ne m’intéresse pas particulièrement dans cette série. Harris dit :
L’argument en faveur du dessein intelligent a été avancé sur plusieurs fronts à la fois. Comme d’innombrables théistes avant eux, les partisans du dessein intelligent soutiennent régulièrement que le fait même que l’univers existe prouve l’existence de Dieu. L’argument fonctionne plus ou mains ainsi : tout ce qui existe a une cause ; l’espace et le temps existent ; l’espace et le temps doivent donc avoir été causés par quelque chose qui se trouve en dehors de l’espace et du temps ; et la seule chose qui transcende l’espace et le temps, tout en conservant le pouvoir de créer, c’est Dieu.
-A Letter to a Christian Nation, p.72
Et Harris, comme on pouvait s’y attendre, demande alors qui a créé Dieu dans la page suivante. Pour autant que je sache, ces deux pages — et ce sont des pages extrêmement courtes — contiennent la seule discussion des arguments cosmologiques dans son livre. Je serai gentil avec Harris car je comprends qu’il ne cherche pas ici à donner une critique théologique sérieuse, mais le fait est que ces gens ne peuvent même pas représenter un argument cosmologique correctement. Les idées fausses selon lesquelles les arguments cosmologiques reposeraient sur le principe que « tout a une cause », ou qu’ils seraient des arguments « dieu bouche-trou », sont, d’après mon expérience, les deux conceptions erronées majeures que les gens ont de la théologie naturelle.

J’aimerais souligner une troisième conception erronée. Une que nous avons déjà vu avant chez Dennett et Harris. L’idée qu’apparemment, une des objections les plus dévastatrices aux arguments théologiques consisterait simplement à demander « qui a fait Dieu ? », ou « qui a mû Dieu ? », ou « qui a causé Dieu ? ». En effet, ce ne sont même pas à proprement parler des objections à un quelconque argument, sauf si l’argument a été mal formulé ; il s’agit plutôt de questions idiotes qui reposent sur un malentendu de ce dont parlent les théistes lorsqu’ils parlent de Dieu. Comme je l’ai dit, les arguments cosmologiques justifient l’existence de quelque chose qui sert de « moteur immobile », ou de « premier moteur », ou de « première cause », ou « d’être nécessaire ». Bien sûr, on aimerait avoir des arguments supplémentaires pour les attributs divins tels que l’unité, l’omnipotence, l’omniscience et la transcendance — et nous les passerons en revue plus tard dans la série — mais si l’athée comprenait vraiment de quoi le théiste parle, lorsqu’il dit que Dieu est la « première cause » ou le « moteur immobile », il ne se donnerait même pas la peine de poser des questions comme « qu’est-ce qui a causé Dieu ? », car tout ce que cela reviendrait à demander serait « qu’est-ce qui a causé ce qui n’est pas causé ? », ce qui est évidemment une question stupide, tout comme demander « quelle cause vient avant la première cause ? ». De la même façon, l’athée ne demanderait pas « qui a mû Dieu ? », parce que cela reviendrait à demander « qu’est-ce qui a mû ce qui est immobile ? ». Toutes ces questions reviennent au fond à demander « qu’est-ce qui est plus fondamental que la chose la plus fondamentale ? ». La réponse à toutes ces questions est simplement « rien », et la question trahit une incompréhension de ce dont le théiste parle quand il parle de Dieu. Ce que l’athée devrait vraiment faire, c’est aller droit au but et poser la bonne question qui est : « d’accord, pouvez-vous démontrer que cette chose appelée Dieu, avec toutes ses caractéristiques comme « le moteur immobile », « l’acte pur », « la première cause », « l’être nécessaire », plus les autres attributs divins, doit exister, par opposition à n’être qu’imaginaire ou une simple abstraction ? ». Cette troisième mauvaise conception, celle de demander « qui a fait Dieu ? », est également étonnamment courante dans la littérature athée et dans les discussions philosophiques.
Tournons-nous vers Christopher Hitchens et son livre de 2007 « God is not great », qui, comme les autres, consacre un peu plus d’un paragraphe et moins de quelques pages à la discussion des arguments théologiques les plus importants, comme les arguments cosmologiques. Hitchens accorde toute une page du chapitre cinq, dont la majeure partie consiste en un éloge de Guillaume d’Ockham, à l’examen d’arguments théologiques sérieux :
Cependant, si l’on entend identifier une première cause de l’existence du monde, on peut choisir d’appeler cette cause « Dieu » même si l’on ne connaît pas la nature précise de la première cause. Et même la première cause a ses difficultés, puisque cette cause aura elle-même besoin d’une autre cause. « Il est difficile ou impossible », écrit-il [Hitchens cite Ockham], « de prouver contre les philosophes qu’il ne peut y avoir une régression infinie de causes du même genre, dans laquelle l’une peut exister sans l’autre ». Donc le postulat d’un concepteur ou d’un créateur, ne fait que soulever la question sans réponse de savoir qui a conçu le concepteur, ou créé le créateur. La religion, la théologie et la théodicée (c’est maintenant moi qui parle et non Ockham) n’ont jamais réussi à surmonter cette objection. Ockham lui-même a simplement dû se rabattre sur la position désespérée selon laquelle l’existence de Dieu ne peut être « démontrée » que par la foi.
-God is not Great, Chapitre 5
Ce que je trouve bizarre à propos de ce qu’Hitchens écrit ici, c’est qu’il parle de « la première cause », et qu’il en arrive quand même à se demander « qu’est-ce qui a causé la première cause ? ». Hitchens semble être également confus, puisqu’il soulève la question de la régression infinie. Mais s’il pense qu’une régression infinie est possible, quel que soit l’argument cosmologique qu’il a en tête, pourquoi alors s’embêter à parler d’une véritable première cause ? Il aurait dû dire qu’il n’y a pas de première cause, que la chaîne de causalité n’a pas de membre plus fondamental, ou premier. Ce qui est plus intéressant c’est qu’il ne donne pas explicitement la citation d’Ockham. Dans le contexte, Ockham dit en fait qu’il pense qu’un certain type de séries causales, celles communément dites « ordonnées accidentellement », ne peut pas être prouvé philosophiquement comme étant impossible à régresser infiniment. C’est ce dont parle Ockham dans cette citation ; cependant, Ockham affirme aussi qu’il existe un type de séries causales dont on peut prouver l’impossibilité à régresser infiniment ; à savoir celles dites « ordonnées essentiellement », qui ont plus à voir avec les causes dans le présent, ici-et-maintenant, et ont la caractéristique importante que chaque membre de la chaîne causale ne possède son pouvoir causal que de façon dérivée, c’est-à-dire qu’il n’a de pouvoir causal que dans la mesure où il dépend d’un membre plus basique dans la hiérarchie de cette chaîne causale ordonnée essentiellement. De telles chaînes causales ordonnées essentiellement, et non accidentellement, ne s’étendent donc pas en arrière dans le temps, de façon linéaire jusqu’à la singularité du Big Bang ; ce qui est sans doute ce à quoi le plus de gens pensent quand les chaînes causales sont discutées. Nous reviendrons très bientôt sur cette distinction lorsque je parlerai de ce que Richard Dawkins a à dire sur les arguments cosmologiques et la prétendue « illusion de Dieu », mais je trouve ça assez remarquable que les scolastiques connaissaient cette distinction fondamentale, entre les différentes sortes de séries causales ; celles, linéaires, qui sont ordonnées accidentellement et celles, hiérarchiques, qui sont ordonnées essentiellement. Ce n’est pas une distinction qui a été inventée de façon ad hoc pour échapper à une objection des athées ; elle a toujours fait partie de la pensée scolastique, et donc de la tradition théologique. Il est dommage qu’une telle distinction ne soit pas discutée plus fréquemment, et je n’ai appris son existence qu’assez récemment, car elle fait une énorme différence dans les débats philosophiques. Ce que cette distinction fait, c’est qu’elle rend les discussions sur ce qui s’est passé dans le passé lointain, dans les événements les plus primordiaux de l’univers, totalement non pertinents avec la discussion en cours. Cela ne change alors absolument rien de savoir quelle théorie cosmologique est correcte ; qu’il y ait eu des multivers ou des effets tunnels quantiques, ou toute autre théorie ou spéculation cosmologique fantaisiste que vous voudriez proposer. Et cela parce que cette sorte de séries causales dont nous discutons, les séries causales ordonnées essentiellement, concerne le présent, ici-et-maintenant, et non pas le passé lointain du Big Bang, ou quoi que ce soit d’autre qui a pu avoir lieu dans la formation de notre univers.
Tournons-nous maintenant vers le livre « The God Delusion » de Richard Dawkins, publié en 2006, qui est peut-être le livre phare du Nouvel Athéisme. Dawkins, comme les autres têtes du nouvel athéisme, ne consacre qu’un court segment de son livre (destiné à détruire toutes les religions) aux arguments majeurs du théisme classique. Ici, ce que Dawkins essaie de faire, c’est de démonter tout le corpus de Saint Thomas d’Aquin en trois pages, et il concentre son attention sur les fameuses « 5 voies » du docteur angélique, qui se trouvent dans la première partie de la Summa Theologica, question 2 article 3. Il faut souligner que, selon les experts, les 5 voies de Saint Thomas d’Aquin n’étaient pas destinées à être des arguments autonomes, qui pourraient être donnés pour persuader un athée. Ce sont juste des résumés destinés aux étudiants en théologie, le détail des arguments étant contenu dans d’autres parties du travail de Saint Thomas d’Aquin. Mais il est vrai que les voies restent des arguments très puissants pour nous faire prendre conscience de l’existence d’un moteur immobile ou d’un acte pur, comme dans la première voie, ou d’une première cause, comme dans la deuxième voie, ou d’un être nécessaire, comme dans la troisième voie. Bien sûr, relier tout ça et montrer que le moteur immobile ou l’acte pur possède des attributs divins (tels que l’unité, l’immatérialité, l’immutabilité, l’omnipotence, l’omniscience, etc.) est quelque chose qu’il va falloir faire progressivement. Et je dis progressivement, car ces arguments ont besoin qu’un fond de concepts métaphysiques soit d’abord expliqué, pour comprendre ce à quoi ils aboutissent. Au début du chapitre 3, Dawkins dit que :
Les cinq preuves avancées par Thomas d’Aquin au 13e siècle ne prouvent rien et sont faciles à – bien que j’hésite à le dire étant donné son éminence – exposer comme nulles. Les trois premières ne sont que des façons différentes de dire la même chose et peuvent être considérées ensembles. Toutes impliquent une régression infinie – la réponse à une question soulevant une autre question préalable et ainsi de suite, ad infinitum.
Numéro 1 : Le moteur immobile. Rien ne bouge sans un moteur préalable. Cela nous conduit à une régression dont la seule échappatoire est Dieu. Quelque chose a dû faire le premier mouvement et cette chose nous l’appelons « Dieu ».
Numéro 2 : La cause incausée. Rien n’est causé par soi-même. Chaque effet à sa cause préalable, et là encore nous sommes conduits dans une régression. Elle doit être terminée par une première cause, que nous nommons « Dieu ».
Numéro 3 : l’argument cosmologique. Il a dû y avoir un moment où aucune chose physique n’existait. Mais puisque les choses physiques existent maintenant, il doit y avoir eu quelque chose de non physique pour les faire exister et c’est ce que nous appelons « Dieu ».
Ces trois arguments reposent sur l’idée d’une régression et invoquent Dieu pour y mettre fin. Ils font l’hypothèse tout à fait injustifiée que Dieu est lui-même immunisé à la régression. Même si nous nous permettons le luxe douteux de conjurer arbitrairement un terminateur à une régression infinie et que nous lui donnons un nom, simplement parce que nous en avons besoin, il n’y a absolument aucune raison de doter ce terminateur de l’une des propriétés normalement attribuées à Dieu : l’omnipotence, l’omniscience, la bonté, la créativité dans la conception, sans parler des attributs humains tels que l’écoute des prières, le pardon des péchés et la lecture des pensées les plus intimes.
-The God Delusion, Chapitre 3
Tout d’abord, comme je l’ai dit avant, les 5 voies sont des résumés, pas des preuves autonomes, et Dawkins se trompe tout simplement quand il affirme qu’il n’y a absolument aucune raison de doter le terminateur d’une des propriétés normalement attribuées à Dieu. On peut supposer qu’il a obtenu les 5 voies de la Summa Theologica, et, s’il n’avait tourné que quelques pages, ou bien jeté un coup d’œil à la table des matières, il aurait vu que Saint Thomas d’Aquin donne bien des arguments pour chacun de ces attributs divins de manière systématique. Les 5 voies viennent de la question 2 de la première partie, et la question 3 soutient que Dieu est simple (c’est-à-dire non composé, non divisible en parties). La question 6 argumente pour la bonté de Dieu, à la question 14 il est question de la connaissance de Dieu, etc. Vous pouvez penser que les arguments de Saint Thomas d’Aquin ne sont pas convaincants, mais Dawkins se trompe bien sur les faits ici : Saint Thomas d’Aquin donne un argument pour chacun de ces attributs.
Dawkins dit ensuite :
Pour revenir à la régression infinie et à la futilité d’invoquer Dieu pour y mettre fin, il est plus parcimonieux d’invoquer, par exemple, « la singularité du Big Bang », ou d’autres concepts physiques encore inconnus. Appeler le terminateur Dieu est au mieux inutile et au pire pernicieusement trompeur.
-Ibidem.
Nous voyons ici que Dawkins pense bien que la régression doit finir avec un terminateur, il insiste juste pour l’appeler « la singularité du Big Bang » plutôt que Dieu. Mais cela nous renvoi à la distinction dont je parlais, à savoir la différence entre les séries causales ordonnées accidentellement et celles ordonnées essentiellement. Dawkins pense que Saint Thomas d’Aquin parle d’une série causale ordonnée accidentellement, s’étendant en arrière dans le temps vers une singularité, tandis que Saint Thomas d’Aquin parle d’une série causale ordonnée essentiellement, qui ne remonte pas dans le temps. D’ailleurs, Saint Thomas d’Aquin ne pensait même pas qu’il était possible de prouver philosophiquement que l’univers avait un commencement dans le temps, justement à cause de cette distinction.
Revenons à la façon dont il présente la première voie de Saint Thomas d’Aquin.
Numéro 1 : Le moteur immobile. Rien ne bouge sans un moteur préalable. Cela nous conduit à une régression dont la seule échappatoire est Dieu. Quelque chose a dû faire le premier mouvement et cette chose nous l’appelons « Dieu ».
La représentation de l’argument lui-même n’est pas horrible, mais le problème est que le terme de « mouvement » dans cet argument est important, et doit être expliqué pour que cet argument ait un sens. Cela parce que le mouvement ici ne fait pas référence à un simple changement de localisation spatiale, ou à un mouvement local. Comme je l’ai laissé entendre plus tôt, pour ces penseurs classiques, le « mouvement » devrait vraiment être interprété comme étant un « changement », au sens large. Donc vous pouvez aussi penser à la première voie, « la voie par le mouvement », comme étant une « voie par le changement ». Nous laisserons beaucoup de détails pour plus tard dans cette série, mais pour vous donner un aperçu, essayons d’aborder l’argument du mouvement, ou du changement (au moins sous la forme d’une rapide esquisse).

Demandons-nous d’abord ce que Saint Thomas d’Aquin entend par le terme « mouvement ». Saint Thomas d’Aquin emprunte sa compréhension métaphysique du changement à Aristote, qui utilise la distinction entre l’acte et la puissance. Cette distinction dit que l’être est divisé en acte et en puissance : les choses peuvent exister actuellement, ou en acte, d’une certaine manière, mais peuvent aussi exister potentiellement, ou en puissance, d’une autre manière. Considérez une balle rouge. La balle est maintenant actuellement rouge, mais elle est aussi potentiellement bleue, ou verte, ou toute autre couleur. La balle est rouge en acte, et est bleue uniquement en puissance, cependant la balle pourrait devenir bleue en acte si elle était lâchée dans, disons un sceau de peinture bleue. Clairement, la balle a changé de couleur ; du rouge au bleu. Dans le langage de la distinction entre acte et puissance, on dira que le potentiel de la balle à être bleue a été actualisé. C’est ainsi que le changement est compris dans cette métaphysique : c’est l’actualisation d’un potentiel, ou, comme je peux parfois le dire, la réduction du potentiel à l’actuel. Dans notre exemple avec la balle, le potentiel de la balle à être bleue a été actualisé, mais nous nous demandons maintenant ce qui a actualisé ce potentiel. Après tout, la balle n’actualise pas spontanément son propre potentiel en devenant bleue, car la balle est seulement bleue en puissance mais pas en acte. Maintenant, nous devrions demander « qu’est-ce qui a causé cette actualisation du potentiel de la balle à être bleue ? ». La réponse est bien sûr la peinture. Mais la peinture bleue ne peut actualiser ce potentiel que si elle-même existe en acte, car si elle n’existait qu’en puissance, elle ne pourrait pas causer quoi que ce soit, comme l’actualisation du potentiel pour cette balle à être bleue. Donc nous voyons que la chose mise en mouvement – la balle – a été mise en mouvement par quelque chose d’autre, à savoir la peinture. Vous pouvez aussi prendre l’exemple d’un glaçon qui fond : le glaçon, qui existe actuellement, a le potentiel de devenir de l’eau liquide, et ce potentiel peut être actualisé par la chaleur de l’air ambiant. Cet air chaud ambiant ne peut actualiser le potentiel du glaçon à fondre que parce qu’il existe déjà actuellement, et non simplement potentiellement. Le potentiel de l’air ambiant à être chaud aura d’abord été actualisé par un radiateur actuellement chaud dans la pièce. Et ainsi de suite.

En ce qui concerne la première voie, Saint Thomas d’Aquin dit qu’il est évident par l’expérience que certaines choses sont en mouvement, c’est-à-dire que des potentiels sont actualisés. Et il a raison, n’est-ce pas ? Il suffit de regarder autour de soi pour en voir de nombreux exemples. Peut-être que le potentiel d’une tasse de café à être à une température plus basse est actualisé, ou que le potentiel de l’eau liquide à être de la vapeur est actualisé. Donc le mouvement, tel que le comprend Saint Thomas d’Aquin, est en effet évident par l’expérience. En outre, nous avons vu dans l’exemple de la balle que la chose passant du potentiel à l’actuel, la balle rouge, a été mise en mouvement par quelque chose d’autre qui était déjà dans un état d’actualité, à savoir la peinture. Ou, comme Saint Thomas d’Aquin le dit dans sa première voie, que rien ne peut être réduit de la potentialité à l’actualité autrement que par quelque chose déjà en état d’actualité. Et nous voyons aussi que ce qui est en mouvement doit être mis en mouvement par quelque chose d’autre ; dans notre exemple, la balle rouge a été mise en mouvement, par rapport à sa couleur, par la peinture bleue. Je passe sur de nombreux détails, que je développerai plus tard, mais j’espère qu’il devient clair qu’une fois que nous comprenons les termes utilisés dans l’argument, dans ce cas le mouvement, que Saint Thomas d’Aquin ne base pas son argumentation sur une absurdité infondée. L’étape suivante consiste à se demander si la chose qui a mis la première chose en mouvement est elle-même en mouvement. Si elle ne l’est pas ; nous arrivons à la conclusion d’un moteur immobile. Si elle est elle-même en mouvement, elle doit être mise en mouvement par autre chose.

Parce que la question de la régression infinie se rapproche, nous devons discuter de ces deux sortes de séries causales dont j’ai parlé plus tôt : celles ordonnées accidentellement, ou per accidens en latin, et celles ordonnées essentiellement, ou per se. Les séries causales ordonnées accidentellement s’étendent en arrière ou en avant dans le temps, de façon linéaire, et contiennent des membres qui ne tirent pas essentiellement leur pouvoir causal de façon dérivée ; dans ce cas, leur force motrice du membre précédent de la série. Les membres précédents de la série pourraient être supprimés et les membres suivants ne perdraient pas leur force motrice. Un exemple de cela est comme suit : imaginez que je fais des spaghettis et que je dois faire bouillir de l’eau. Je remplis une casserole avec de l’eau et j’allume la flamme. Cette flamme actualise le potentiel de la casserole à être chaude, ce qui à son tour actualise le potentiel de l’eau à être chaude, ce qui à son tour actualise le potentiel des spaghettis à être chauds une fois que je les ai jetés dans l’eau chaude. Puisque chacune de ces étapes implique l’actualisation d’un potentiel, c’est un exemple de mouvement. Et remarquez que chacune des étapes a eu lieu de manière linéaire, en remontant dans le temps ; en commençant par la flamme qui actualise le potentiel de la casserole à être chaude. Cependant, une fois que la casserole est chaude, elle peut continuer à actualiser le potentiel de chaleur de l’eau, et ce que ça signifie c’est qu’une fois que la casserole est actuellement chaude, elle possède la force motrice nécessaire pour déplacer l’eau d’elle-même, même si la flamme n’est plus là, de sorte que la casserole chaude ne tire pas essentiellement sa force motrice de la flamme, de façon dérivée, et qu’elle continue à mettre l’eau en mouvement même en l’absence de flamme. Et une fois que l’eau est chaude, elle peut également mettre les spaghettis en mouvement même en l’absence de flamme. Une telle série de moteurs ordonnés accidentellement, de manière linéaire, pourrait en théorie s’étendre à l’infini dans le passé. Je pense que ce n’est pas le cas pour d’autres raisons, mais ce n’est de toute façon pas le genre de situation dont parle Saint Thomas d’Aquin, et c’est pourquoi j’ai dit que discuter de théories cosmologiques dans le passé lointain avait peu à voir avec cette sorte d’arguments ; en particulier ceux donnés par Saint Thomas d’Aquin.

Considérez un exemple différent de mouvement ; un exemple plus proche de ce dont Saint Thomas d’Aquin parle réellement dans cet argument. Imaginez qu’il y a une pierre sur le sol, et que vous déplacez la pierre vers votre gauche en utilisant un bâton dans votre main droite. La pierre bouge parce que le bâton la met en mouvement, mais le bâton ne peut mettre la pierre en mouvement que parce qu’il est lui-même mis en mouvement par la main, et votre main ne met le bâton en mouvement que parce que votre avant-bras met la main en mouvement. Mais ici, si votre avant-bras arrêtait d’actualiser la main, le bâton ne pourrait pas mettre la pierre en mouvement ; donc le bâton tire finalement sa force motrice de l’avant-bras, de façon dérivée. Vous pourriez dire qu’en fin de compte, ce n’est pas le bâton qui fait bouger la pierre, mais votre avant-bras. Nous pouvons voir qu’une série de cette sorte nécessite absolument de recevoir son actualisation de membres plus fondamentaux dans la série, et se débarrasser des membres les plus fondamentaux arrêterait l’actualisation des membres les plus distants ; c’est-à-dire que si l’avant-bras cessait de mettre la main en mouvement, la pierre cesserait de bouger parce que le bâton tire sa force motrice de l’avant-bras ; parce que chaque membre de la série tire sa force motrice d’un membre plus fondamental et ne possède pas de force motrice en leur absence. Un tel exemple est une série de moteurs ordonnés essentiellement, ou per se. Cette caractéristique importante, que les membres plus distants de la série tirent leur force motrice de membres plus fondamentaux, est ce qui rend une régression infinie impossible dans une telle série ; dire qu’une telle série de causes purement instrumentales régresse à l’infini revient à dire que le bâton, en fin de compte, ne tire sa force motrice de rien ; si le bâton ne tire sa force motrice de rien, il n’a aucun moyen de faire des choses comme déplacer des pierres, ce qui contredit clairement l’expérience. Comme le dit Sertillanges, affirmer le contraire reviendrait à dire « qu’un pinceau peut peindre tout seul, à condition d’avoir un très long manche ». Même si une telle série pouvait régresser à l’infini, quelque chose en dehors de la série devrait lui fournir une force motrice, de sorte qu’in fine le bâton tire sa force motrice de quelque chose qui contient actuellement une force motrice et qui n’a pas non plus besoin de la tirer d’autre chose. La physique réelle n’a pas du tout d’importance dans cet exemple, et je suis conscient que vous pouvez analyser la situation en termes de mécanique newtonienne en y incorporant la friction. Si vous n’aimez pas l’exemple, prenez-en simplement un autre. J’aime bien celui du lustre : un lustre est suspendu en l’air devant vous. Il ne peut être suspendu que parce que la chaîne qui le suspend est attachée au plafond. Si cette chaîne n’était rattachée à rien, le lustre s’effondrerait au sol, et ce même si sa chaîne était infinie, car chacun des maillons de la chaîne tire sa force motrice des maillons qui le précèdent, jusqu’au terminateur (ici, le plafond). L’idée clé que nous extrayons de cet exemple est que la force motrice de chaque membre de la série, la capacité à actualiser un potentiel, est essentiellement dérivée d’un membre plus fondamental, et si les membres plus fondamentaux échouent, le reste de la série échoue nécessairement. Bien sûr, l’exemple du bâton que j’ai donné avant n’est pas vraiment complet : l’avant-bras ne contient sa puissance motrice que parce que le biceps se contracte, donc nous pourrions dire que la pierre est déplacée par la contraction du biceps. Mais l’histoire ne s’arrête pas non plus là ; nous pouvons descendre à des niveaux de réalité de plus en plus profonds, dans l’ici-et-maintenant. La contraction du biceps, qui est une actualisation d’un potentiel, ne se produit qu’en raison de la mise à feu des motoneurones qui innervent le muscle. Dans cette série de moteurs, si le neurone cesse de tirer, le bâton perd sa puissance motrice. Et même l’actualisation du potentiel de ces motoneurones ne se produit qu’en raison de la forme ou de la conformation des protéines spécialisées dans le nerf. Nous pouvons aller de plus en plus loin et descendre dans des niveaux de réalité de plus en plus fins, mais le fait est que chaque membre de cette série tire de façon dérivée sa capacité à actualiser un potentiel d’un membre plus fondamental de la série. Souvenez-vous également que dans cet exemple, nous parlons de l’actualisation de certains potentiels dans le présent, ici-et-maintenant, et non dans un passé lointain comme on pourrait en parler avec des séries causales ordonnées accidentellement, ou per accidens. Dans une série causale ordonnée essentiellement, tous les membres coopèrent simultanément.

Revenons à la première voie. Nous nous sommes quittés avec l’idée que tout ce qui est en mouvement doit être mis en mouvement par quelque chose d’autre, et nous étions à la question « est-ce que cet élément supplémentaire est lui-même mis en mouvement ? », c’est-à-dire dont un potentiel est actualisé. Si ce n’est pas le cas, nous concluons qu’il existe un moteur immobile. S’il est lui-même mis en mouvement, il doit être mis en mouvement par encore un autre élément. Rappelez-vous que nous parlons de séries causales ordonnées essentiellement dans cet argument, celles qui ne peuvent pas en principe s’étendre à l’infini, car recevant leur pouvoir de façon dérivée. Et cela signifie qu’une telle série de moteurs doit se terminer par un membre plus fondamental, ce que j’appellerai le premier moteur. Mais souvenez-vous qu’il n’est pas premier dans un sens temporel, le temps n’étant pas l’élément important ici ; c’est l’idée de recevoir une force motrice de façon dérivée qui l’est. Le premier moteur, étant le moteur le plus fondamental, contient sa force motrice en lui-même et n’a pas besoin de la tirer d’autre chose, car s’il la tirait d’autre chose, il ne serait pas vraiment le premier moteur. Et, évidemment, parce qu’il s’agit d’un premier moteur, il doit rester immobile ; car s’il était déplacé, il ne serait pas le premier. Nous concluons donc qu’il existe un moteur immobile, ou un premier moteur. Je voudrais souligner, une fois de plus, que nous sommes arrivés à cette conclusion simplement en considérant les changements dans l’ici-et-maintenant. Pas en spéculant sur la cosmologie ou le Big Bang, comme de nombreuses autres formulations des arguments cosmologiques le font souvent. Les théories sur la façon dont l’univers a commencé, ou sur sa finitude, n’ont tout simplement aucun rapport avec cet argument. Et j’espère que vous pouvez voir qu’étant donné que nous avons démontré qu’il existe un moteur immobile, la question de savoir qui a déplacé le moteur immobile est assez stupide, car cela revient à demander « qu’est-ce qui a déplacé cette chose qui n’est pas déplacée ? ».

Et l’argument ne s’arrête pas forcément là comme de nombreux athées le pensent. Saint Thomas d’Aquin termine cet argument en disant : « et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu ». Encore une fois, les 5 voies sont des résumés, non pas des arguments autonomes, et nous pouvons raisonner davantage sur la raison pour laquelle on devrait penser que ce premier moteur possède les caractéristiques que nous attribuons habituellement à Dieu. Bien que je souhaite revenir sur tout cela plus tard dans la série, laissez-moi faire un pas de plus pour conclure davantage de choses sur le premier moteur. Revenons à la distinction acte-puissance et analysons la nature du premier moteur. Soit quelque chose est purement potentiel, soit un mélange de potentialité et d’actualité, soit purement actuel — ce sont les trois seules options. Quelque chose qui est purement potentiel ne peut pas faire grand-chose, étant seulement potentiel ; nous éliminons donc cette possibilité. Donc, soit le premier moteur est un mélange d’acte et de puissance, comme la plupart des choses le sont, soit il est purement actuel. Cependant, les choses ne vont que du potentiel à l’actuel que dans la mesure où elles sont actualisées, donc l’acte est logiquement antérieur à la puissance dans cette relation — c’est une relation asymétrique : la puissance est destinée à être actualisée. Parce que le premier moteur est le plus fondamental, il ne peut avoir aucun potentiel non-actualisé, et de ces deux possibilités (le mélange ou l’actualité pure), il doit donc être purement actuel, ou, comme le disaient les scolastiques, acte pur, ou actus purus en latin. Evidemment, parce que l’acte pur n’est en aucun cas potentiel, il est immuable ou inchangeable. Et parce que les choses qui existent dans le temps, ou qui sont faites de matière, sont sujettes au changement, au moins potentiellement, l’acte pur est en outre éternel et incorporel. Et il ne peut il y avoir qu’un seul acte pur, parce que pour qu’il y en ait plusieurs, il faudrait qu’une certaine caractéristique (potentielle, matérielle ou temporelle) appartienne à l’un et non à l’autre, servant de principe d’individuation pour les différencier. Comme rien de cela n’est possible, puisque, comme nous l’avons vu, le premier moteur est un acte pur, incorporel et éternel, il ne peut y en avoir en principe qu’un seul, pas plusieurs. On peut également déduire de l’acte pur qu’il est nécessairement simple, ce qui annule encore davantage toute possibilité de caractéristique d’individuation qui permettrait une multiplicités d’actes purs. Et parce qu’il n’y a qu’un seul acte pur, il est la source ultime de tout mouvement. Bien sûr, ce n’est qu’une esquisse de la première voie et de ce que nous pouvons conclure de l’existence du premier moteur, à savoir qu’il est acte pur, qu’il n’y en a qu’un — pas plusieurs, qu’il est immuable, éternel et incorporel. J’ai conscience que nous allons un peu vite ici, mais c’est seulement pour vous donner un premier aperçu : tout cela sera approfondi et détaillé dans les vidéos à venir. Et peu importe comment on comprend Dieu, il possède certainement tous les attributs qui viennent d’être listés. Nous voyons donc que tout cela est absent des écrits de Dawkins et des autres nouveaux athées. Quoi que vous pensiez de l’argumentation qui vient d’être donnée, elle ne sera pas réfutée en demandant « qui a mis le premier moteur en mouvement ? », ou en disant que c’est un argument dieu bouche-trou, ou en disant « il n’y a pas de preuve », à moins que vous ne vouliez prendre le parti de Parménide et nier carrément que les choses soient en mouvement, ou quelque chose de stupide comme ça. Si vous voulez rejeter la conclusion, vous allez devoir faire une analyse sérieuse pour trouver où la déduction est erronée et expliquer pourquoi. Les visionneurs avertis vont peut-être se dire « mais, n’y a-t-il pas de phénomènes quantiques très étranges qui sapent les prémisses de cet argument ? ». De telles objections utilisant la mécanique quantique sont généralement confuses, parce qu’elles ne pensent pas au mouvement au sens large, soit la réduction de la puissance à l’acte, et qu’elles essaient de traduire l’idée de causalité utilisée en métaphysique en un concept particulier que les auteurs de ces objections pourraient connaître en physique quantique. Et une fois que ces traductions sont faites, vous n’êtes déjà plus en train d’engager l’argument dans ses propres termes. En outre, les discussions excessives sur la mécanique quantique ne font qu’obscurcir le fait qu’il s’agit d’un argument sur les principes généraux de la métaphysique, et non sur les théories physiques individuelles. Je reviendrai sur ce point plus tard dans la série, quand nous parlerons de cet argument en détail, mais avec les objections quantiques que j’ai vues, l’opposant n’est juste pas assez observateur pour remarquer que, même avec ses propres objections, certains potentiels sont effectivement actualisés ; même s’ils ne sont peut-être pas aussi évidents que pour les phénomènes macroscopiques. J’aimerais ajouter que les réponses du type, « mais la science a démontré ceci ou cela ! », ne sont pas des objections sérieuses à la plupart des arguments cosmologiques. Tout simplement parce que, au moins pour leurs versions aristotélico-thomistes, ces arguments reposent sur des affirmations métaphysiques que n’importe quelle théorie scientifique doit présupposer, et non sur des considérations scientifiques qui pourraient être amenées à évoluer.
Passons au traitement que fait Dawkins de la seconde voie :
Numéro 2 : La cause incausée. Rien n’est causé par soi-même. Chaque effet à sa cause préalable, et là encore nous sommes conduits dans une régression. Elle doit être terminée par une première cause, que nous nommons « Dieu ».
La seconde voie aborde la nature de la causalité efficiente, c’est-à-dire le type de causalité qui traite des choses qui viennent à exister. Dawkins représente encore une fois mal cela, comme si nous tracions la chaîne de cause à effet à travers le temps jusqu’à la singularité du Big Bang, en les alignant : « cause, effet, cause, effet, cause, effet », ce qui n’est pas du tout ce Saint Thomas d’Aquin fait dans la deuxième voie. Ce dont Saint Thomas d’Aquin parle, c’est un ordonnancement logique des causes efficientes, à nouveau ordonnées essentiellement, dans lequel nous devons conclure qu’il y a un membre plus fondamental, ou une première cause efficiente. Là encore, la suppression de la première cause supprime la puissance causale des intermédiaires, et donc supprimer la première cause supprimerait également l’effet final, contredisant l’expérience. Et à cette première, ou plus fondamentale, cause efficiente, on donne le nom de Dieu. Une telle chaîne de causes efficientes est en rapport avec le fait que les choses de notre expérience quotidienne existent tout court dans l’ici-et-maintenant. Donc, cette cause la plus fondamentale, incausée, soutient l’existence des choses de notre expérience quotidienne. Nous reviendrons sur tout cela en détails plus tard dans la série, mais pour l’instant le spectacle doit continuer.
Passons à la troisième voie, qui est l’argument de Saint Thomas d’Aquin à partir de la contingence. Ça commence mal vu que Dawkins appelle cela l’argument cosmologique, comme si les deux arguments d’avant n’en étaient pas.
Numéro 3 : l’argument cosmologique. Il a dû y avoir un moment où aucune chose physique n’existait. Mais puisque les choses physiques existent maintenant, il doit y avoir eu quelque chose de non physique pour les faire exister et c’est ce que nous appelons « Dieu ».
C’est seulement un affreux dénigrement de cet argument, ce qui est regrettable parce que l’argument de la contingence est fascinant, et assez difficile à réfuter, à moins que vous ne vouliez nier les principes mêmes de la raison que nous utilisons lorsque nous faisons des sciences empiriques. Cet argument est d’ailleurs revenu en force dans la philosophie contemporaine, sous les plumes de penseurs tels qu’Alexander Pruss, Timothy O’Connor, Robert Koons, et Richard Swinburne, pour n’en citer que quelques-uns. Je dédierai toute une vidéo à l’exposition de cet argument, donc je ne m’étalerai pas davantage.
Nous avons discuté du nouvel athéisme, et une chose que j’aimerais conclure de cette critique est que, pour une théologie sérieuse, nous allons devoir regarder au-delà des nouveaux athées, car ils n’ont que très peu de choses à dire sur la question. Pour approfondir le sujet, je recommande chaudement les livres d’Edward Feser, dont certains apparaissent maintenant à l’écran. « The Last Superstition », qui vient d’avoir une traduction française, démonte en profondeur le nouvel athéisme et parle des concepts et arguments abordés dans cette vidéo ; c’est une bonne porte d’entrée à son œuvre. « Aquinas » fournit une excellente introduction à Saint Thomas d’Aquin et à sa métaphysique, le thomisme. « Five Proofs » discute en longueur de 5 arguments du théisme classique en faveur de l’existence de Dieu, et réfute leurs objections avec brio. Enfin, en plus poussé : « Aristotle’s Revenge » réhabilite la métaphysique aristotélico-thomiste face à la science moderne, et démontre en quoi les concepts aristotéliciens d’acte, de puissance, etc., sont présupposés par celle-ci, y compris en mécanique quantique. Vous trouverez les liens de tous ces livres et d’autres ressources ci-dessous.
Ressources en ligne :
+ Summa Theologica, partie 1 : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/sommes/1sommetheologique1apars.htm
+ Compilation d’articles d’Edward Feser sur les arguments cosmologiques : http://edwardfeser.blogspot.com/2012/07/cosmological-argument-roundup.html
+ Article “So you think you understand the cosmological argument?” : http://edwardfeser.blogspot.com/2011/07/so-you-think-you-understand.html
+ Article “There Must Be A First: Why Thomas Aquinas Rejects Infinite, Essentially Ordered, Causal Series” : https://philpapers.org/archive/COHTMB.pdf
+ Article « Causality and Radioactive Decay » : http://edwardfeser.blogspot.com/2014/12/causality-and-radioactive-decay.html
+ Article « Natural Theology, Natural Science and the Philosophy of Nature » : http://edwardfeser.blogspot.com/2012/05/natural-theology-natural-science-and.html
Livres recommandés :
+ The Last Superstition: A Refutation of the New Atheism : https://www.amazon.fr/Last-Superstition-Refutation-New-Atheism/dp/1587314525
+ Sa traduction française – La dernière superstition: Une réfutation du nouvel athéisme : https://www.amazon.fr/derni%C3%A8re-superstition-r%C3%A9futation-nouvel-ath%C3%A9isme/dp/2981859404 https://cqv.ecwid.com/La-derni%C3%A8re-superstition-une-r%C3%A9futation-du-nouvel-ath%C3%A9isme-p160081577
+ Aquinas: A Beginner’s Guide (Beginner’s Guides) : https://www.amazon.fr/Aquinas-Beginners-Guide-Edward-Feser-ebook/dp/B00O0G3BEW
+ Five Proofs of the Existence of God : https://www.amazon.fr/Five-Proofs-Existence-Edward-Feser/dp/1621641333
+ Aristotle’s Revenge: The Metaphysical Foundations of Physical and Biological Science : https://www.amazon.fr/Aristotles-Revenge-Metaphysical-Foundations-Biological/dp/3868382003
+ The Theological Origins of Modernity : https://www.amazon.fr/Theological-Origins-Modernity-Michael-Gillespie/dp/0226293467
+ The Experience of God: Being, Consciousness, Bliss : https://www.amazon.fr/Experience-God-Being-Consciousness-Bliss/dp/0300166842