Ceci est une retranscription d’un article du Dictionnaire de théologie catholique: contenant l’exposâe des doctrines de la thâeologie catholique, leurs preuves et leur histoire. ÉLUS (nombre des). Alfred Vacant, Chanoine Eugène Mangenot, Abbé Émile Amann, sous l’Imprimatur de l’Archevêque de Paris, 1910.
Sommaire :
I. Position du problème.
II. Liberté de la discussion.
III. La question du nombre des élus dans la sainte Ecriture.
IV. La tradition et le nombre des élus.
V. Les considérations théologiques et le nombre des élus.
VI. Conclusion.

I. POSITION DU PROBLÈME
— II ne s’agit pas de discuter le nombre absolu des élus : ce nombre est le secret de Dieu, qui a choisi d’avance tous ceux qui doivent posséder un jour le bonheur du ciel; il s’agit du nombre relatif des élus par rapport au nombre des réprouvés. Ce nombre sera-t-il supérieur, égal ou inférieur ?
1° Diversité des opinions.
— A cette question, il a été répondu diversement. Le P. Faber résume ainsi les opinions possibles : « Il y a, à ce sujet, une foule d’opinions diverses et peut-être trop peu claires; faisons de notre mieux pour les reproduire ici :
- Quelques auteurs tiennent que la majorité du genre humain sera perdue, parce que les païens, les infidèles, les hérétiques forment le plus grand nombre.
- D’autres affirment que la majorité du genre humain, en y comprenant les païens et les hérétiques avec les chrétiens, sera sauvée.
- Il en est qui, pour étendre encore la rigueur de leur sentiment, veulent qu’on tienne compte des petits enfants, et soutiennent que, même alors, la majorité du genre humain sera perdue; ou, en d’autres termes, que très peu d’adultes seront sauvés
- Chez les partisans du sentiment le plus doux, quelques-uns font abstraction des enfants et tiennent qu’alors encore la majorité sera sauvée.
- Parmi les auteurs qui s’occupent exclusivement des catholiques, quelques-uns soutiennent que, même en comptant les enfants, la majorité sera perdue.
- D’autres soutiennent que la majorité sera sauvée, mais en faisant entrer les enfants en ligne de compte. C’est peut-être l’opinion la plus commune.
- D’autres soutiennent que, eu égard aux adultes catholiques seulement, il y en aura autant de sauvés que de perdus; cette opinion se fonde sur la parabole des dix vierges.
- D’autres enseignent que l’immense majorité des catholiques adultes seront perdus.
- D’autres, qu’une petite majorité de catholiques sera sauvée.
- D’autres, enfin, à l’opinion desquels j’adhère fortement, croient que la grande majorité des catholiques, peut-être presque tous, seront sauvés… » Le créateur et la créature, 1. III, c. II.
Toutes ces opinions, si nombreuses et si différentes soient-elles, n’embrassent pas encore, dans toute son ampleur, le problème du nombre des élus. Aucune, en effet, ne tient compte des anges, créatures intelligentes et libres, et appelés, comme les hommes, à jouir du bonheur céleste. Or, c’est un dogme de foi que parmi les anges il y a les élus, il y a les réprouvés. Si tous les théologiens sont d’accord pour affirmer que, parmi les anges seuls, c’est le plus grand nombre qui a été sauvé, cf. S. Thomas, Sum. theol., I a , q i.xiii, a. 9, 1um; Suarez, Tract, de div. predest. et reprob., 1. VI, c. in, d’autres instituent la comparaison du plus grand nombre entre les élus et les damnés pris parmi toutes les créatures libres et intelligentes, anges et hommes réunis. Les uns rappellent que le nombre des anges étant infiniment supérieur à celui des hommes, le nombre des élus dépassera celui des réprouvés, et qu’ainsi la gloire de Dieu sera plus parfaitement réalisée par le triomphe du bien chez un plus grand nombre. Suarez s’exprime ainsi : « Dans les choses que Dieu a principalement en vue, comme sont les créatures intellectuelles, il est convenable que le bien et non le mal se trouve chez le plus grand nombre : il convient aussi que la miséricorde et la récompense atteignent plus d’êtres que la justice et le châtiment. Les bons et les bienheureux surpasseront donc en nombre les mauvais et les malheureux, et même il est probable que les seuls anges élus seront plus nombreux que tous les réprouvés, anges et hommes réunis. » (De anqelis, 1. 1, c. il, n. 9). Mais d’autres ont émis l’opinion que les anges déchus sont remplacés au Ciel par un nombre égal d’hommes élus. Et puisque nous entrons dans le domaine des hypothèses, il convient encore de signaler les autres opinions auxquelles saint Thomas fait allusion dans la Somme, I a , q. XXIII, a. 7: les uns veulent qu’il y ait autant d’hommes sauvés que d’anges demeurés fidèles; d’autres, autant d’hommes sauvés qu’il y a d’anges déchus, et en plus, qu’il y a eu, en tout, d’anges créés. Ce sont là des conjectures reposant sur l’interprétation du texte : Constitua terminas populorum juxla numerum angelorum Dei. Voir Angélologie, d’après les Pères, t. 1, col. 1205-1206. Dans toutes ces hypothèses, la question du nombre relatif des hommes sauvés reste entière.
Il convient de signaler encore l’hypothèse d’autres mondes habités, d’autres créatures possibles, à nous inconnues : « Si, du ciel, où la béatitude des anges est consommée, vous descendez dans les espaces, vous y verrez des milliards de globes plus grands et plus beaux que notre misérable terre; vous vous demanderez si ces globes sont des déserts errants… Pourquoi les astres ne seraient-ils pas peuplés d’êtres inoins grands que les anges, mais plus grands que nous?… Pourquoi… Dieu ne recruterait-il pas, dans les espaces immenses, d’innombrables légions de bienheureux? » Monsabré, Carême de i880, en conférence.
2° Précision de la discussion : opinion large et opinion rigide.
— Au milieu de tant d’opinions diverses, il serait impossible d’aborder une discussion sérieuse, si nous ne faisions subir une précision nouvelle au problème qui offre tant d’aspects variés. Tout d’abord, il faut laisser de côté la question des anges élus, et l’hypothèse d’autres créatures intermédiaires entre l’ange et l’homme. La seule question du nombre des élus qui puisse nous intéresser et surtout avoir une utilité morale pour nous, c’est la question des hommes, descendants d’Adam et d’Eve, et destinés au Ciel ou à l’Enfer. Mais ici encore il ne faudra envisager le salut ou la damnation des enfants, privés de la raison, qu’indirectement. On dira, en temps et lieu, ce qu’il convient d’en penser. Le problème du nombre des élus n’offre d’intérêt réel qu’en ce qui concerne les adultes.
La situation des adultes par rapport à leur salut éternel n’est pas la même pour tous : aussi, beaucoup de théologiens, pour ne pas dire la plupart, ont pensé qu’il convenait d’envisager la question du nombre des élus sous un double aspect :
- par rapport au genre humain tout entier, sans distinction de catholiques ou non-catholiques;
- par rapport aux seuls catholiques. Mais ce double aspect ne correspond pas encore exactement à la réalité des situations : parmi les non-catholiques, les hérétiques et surtout les schismatiques ont bien plus de facilité d’opérer leur salut que les infidèles; et parmi ces derniers, il faudrait encore distinguer entre monothéistes et polythéistes.
D’autre part, il est à remarquer que les arguments employés en faveur du grand nombre des élus chez les catholiques ne perdent pas tous leur valeur lorsqu’on les applique au genre humain entier; les raisons qui militent en faveur du petit nombre dans tout le genre humain peuvent également, pour la plupart, être invoqués en faveur du petit nombre chez les catholiques. Il est donc plus simple, en s’élevant au-dessus des applications pratiques, de poser la question d’une manière toute générale : Doit-on penser que la majorité du genre humain sera sauvée ou sera damnée ? Les points de vue spéciaux concernant les catholiques seront envisagés au cours de l’article, selon la nature des arguments que les théologiens de chaque opinion ont coutume d’apporter pour soutenir leur thèse. Enfin, chercher ce que sera la majorité, soit des élus, soit des damnés, par rapport à la minorité, serait vouloir une précision impossible; et c’est pourquoi, à cause de sa trop grande précision, improbable d’ailleurs, il convient de laisser de côté l’opinion de Cajetan, partageant les adultes catholiques en deux parties numériquement égales. In IV Evangelia commentarii, Lyon, 1039, p. 112.