
Lorsqu’on dit que les musulmans (ou les juifs) « ont le même Dieu que les chrétiens », on peut l’entendre en deux grands sens différents : 1 ) quant à la domination effective de Dieu sur tous, et là, évidemment, comme les pierres, les arbres, les animaux, et les hommes de toute religion, il n’y a objectivement qu’un seul Dieu pour tout le monde : cette signification n’est pas en cause ; 2) quant aux affirmations et attitudes des hommes portant sur ce Dieu, on peut comprendre la phrase de 3 façons :
a) quant au quid, à la réalité désignée, à la substance dont il s’agit, les juifs et les musulmans parlent bien de la même réalité que nous : ce point n’a jamais été mis en cause dans l’histoire de la théologie ; il suffit pour s’en convaincre de consulter les discussions des chrétiens avec les juifs, et les musulmans à travers les siècles, ainsi que les assertions des théologiens sur le falsus cultus veri numinis, le faux culte rendu au vrai Dieu [471]. Les mêmes idées se retrouvent par exemple dans nos anciens catéchismes diocésains.
b) Quant au quis, c’est-à-dire à la personnalité de Dieu, il est évident que les musulmans nient que cette réalité créatrice de l’univers soit tri-personnelle. En ce sens « ils n’ont pas le même Dieu », c’est-à-dire quant à ce qu’ils affirment de Lui. Évidemment, il ne s’agit nullement d’une question mineure, mais cet aspect ne remet pas en cause le 1er sens (a), au contraire de ce que cherche à démontrer un sophisme mis en avant par certains, et que voici : « Jésus est Dieu. Or les juifs (ou les musulmans) n’adorent pas Jésus. Donc les juifs (ou les musulmans) n’adorent pas Dieu. » Ce prétendu syllogisme pèche contre une règle fondamentale, à savoir que le mot « Dieu », étant prédicat d’une affirmative dans la majeure, y est pris particulièrement (« Jésus est Dieu le Fils »), tandis que dans la conclusion, il est prédicat d’une négative, et donc pris universellement (« n’adorent pas Dieu, en aucune façon »). Or, c’est une règle fondamentale qu’on n’a pas le droit d’amplifier les termes d’un raisonnement en passant d’une prémisse à la conclusion. Certes les juifs et les musulmans n’adorent pas Dieu le Fils dans sa distinction d’avec le Père, mais ils adorent bien cette réalité qu’est la substance divine, réellement identique et au Père, et au Fils et au Saint-Esprit. Et il est donc faux de dire qu’ils n’adorent pas Dieu.
c) Quant au qualis, c’est-à-dire quant aux attributs divins (sifât) [472] et quant aux œuvres divines dans le monde : il est évident que les assertions ne sont que partiellement concordantes entre les chrétiens d’une part, et les musulmans d’autre part. Or, dans ce sens « le même Dieu » signifie « à qui on attribue les mêmes prédicats, les mêmes qualités, les mêmes actions. » Et, sous cet aspect, puisqu’il existe une divergence, partielle, mais considérable, entre les non-chrétiens monothéistes et nous, on ne peut pas non plus dire purement et simplement « ils ont le même Dieu. »
En tout cas, c’est dans le sens « a », sens plus fondamental, que le magistère prend l’expression. Il n’y a donc rien à y redire, à condition de ne pas y englober les sens b et c, ni de négliger la portée de ces sens. Le point de vue selon lequel les musulmans n’ont absolument pas le même Dieu que nous a l’utilité de nous rappeler combien sont importantes les divergences, ce qui est particulièrement actuel, vu la préoccupation excessive de certains de les estomper sous prétexte de sérénité. Toutefois il est excessif, en ce qu’il ne tient pas suffisamment compte de la possibilité d’une approche naturelle de Dieu par l’intelligence et la volonté. Cette approche atteint chez tous les interlocuteurs une substance identique, malgré des désaccords (capitaux, bien sûr) sur les suppôts ou hypostases, les personnes qui subsistent en cette substance unique, et sur les prédicats qu’on peut lui attribuer [473] : on peut ainsi s’entendre sur le quid, la réalité en question, en divergeant sur le quis (qui est Dieu : les Trois Personnes) et sur le quomodo, le qualis (les attributs).
Notes:
471 Contentons-nous ici de citer un seul théologien de la Contre-Réforme, suàrez Francisco, s.j. (1548-1617), Tractatus de fide theologica, commentant un texte de saint Thomas (II-II, q. 10, a. 11 : « Utrum tolerandi sint ritus infidelium in regnis fidelium »), in Opera omnia, Paris, Vivès, t. XII (1858), n° 9-10, p. 451-452 : « Et cette raison est probante en général pour le cas des Sarrasins, et des autres infidèles connaissant et vénérant le seul et unique vrai Dieu, quant aux rites non contraires à la raison naturelle. » Ce théologien ajoute qu’il s’agit là d’une « certa res », indiscutée à son époque.
472 Il existe une « théologie musulmane », dite kalâm (discours). Ceux qui pratiquent le kalâm sont dits mutakallimûn. Ils se divisent en trois grandes écoles théologiques : 1° Certains, les mu‘tazilites, à tendance rationalisante, considèrent les attributs divins comme réellement identiques à l’essence de Dieu. 2° D’autres (les traditionalistes) les voient comme réellement distincts de la divinité. 3° Entre les deux s’est glissé l’acharisme, école de al-Ash‘ari (m. 935), où les attributs divins existent, mais on ne peut les expliquer ; le libre arbitre humain existe aussi ; enfin, l’univers est en création continue. C’est l’école théologique la plus répandue. Le hanbalisme, enfin, blâme toute cette réflexion sur Dieu, se contentant de ce qui est écrit dans le Coran.
473 Selon la foi et la théologie catholiques, ces hypostases, sujets ou personnes (Père, Fils et Esprit Saint), réellement distincts entre eux par une opposition de relations réelles, sont toutefois réellement identiques à cette substance, la divinité, laquelle s’identifie à son tour réellement aussi à chaque attribut (bonté, puissance, justice, etc.). Mais on peut penser et exprimer les uns sans les autres, car il y a une distinction de raison entre personnes et substance divine (on peut connaître celle-ci, en ignorant, voire en niant celles-là), et entre celle-ci et chaque attribut.