
Il se présente beaucoup de choses à dire du quatrième vice, qui est la gourmandise spirituelle : à peine se trouve-t-il un seul homme entre les commençants, quoiqu’il soit d’une prudente conduite en la vie intérieure, sur qui quelques-unes des imperfections que la gourmandise spirituelle cause ne rejaillissent, parce que la douceur qui se répand en leur âme au commencement de leurs exercices spirituels les abandonne. C’est pourquoi plusieurs, attirés par ces charmes, cherchent plutôt ces tendresses délicieuses que la pureté de cœur et la véritable dévotion. Ainsi cette gourmandise les possède absolument, et les retire du milieu et de la médiocrité en quoi consiste la vertu, et les fait passer d’une extrémité à une autre extrémité, et du défaut à l’excès, sans garder aucune mesure. De sorte que les uns s’épuisent d’austérités, et les autres s’affaiblissent de jeûnes, qu’ils ont au-dessus de leurs forces, sans modération, sans règle, sans conseil, sans soumission aux ordres de ceux qui sont chargés de leur conduite spirituelle, et même quelquefois contre le commandement de leurs supérieurs ou de leurs directeurs. Ces gens-là sont assurément très-imparfaits, et privés du bon sens et de la raison, puisqu’ils préfèrent ces choses à la sujétion et à l’obéissance, en quoi réside la pénitence intérieure, raisonnable et discrète, et qui est un sacrifice plus agréable à Dieu que toutes les macérations du corps, lesquelles étant entreprises sans soumission, sont des sacrifices défectueux, parce que le seul dérèglement de la passion et du goût qui les accompagnent en est le principe, la cause et le motif. Et, comme les extrémités sont toujours vicieuses, et que la volonté propre règne en ce genre de vie, ceux qui le suivent accroissent plutôt leurs vices que leurs vertus : au moins ils nourrissent leur gourmandise spirituelle et leur orgueil, en se retirant de l’obéissance. Ce qui donne lieu au démon d’en séduire plusieurs par les désordres de la gourmandise, qu’il irrite sans cesse, afin que, ne pouvant rien faire davantage, ils entreprennent autre chose que ce qu’on leur a ordonné, et qu’ils le changent en un autre exercice, ou qu’ils y ajoutent quelque nouvelle mortification, parce que toute obéissance les gène, les inquiète et leur paraît fort fâcheuse. Quelques-uns sont même si malheureux, qu’ils perdent la volonté et la résolution de faire ce que l’obéissance leur enjoint, quoiqu’ils semblent s’y soumettre; car ils n’exécutent volontiers, en ces rencontres, que ce que la douceur qui les flatte les excite à accomplir. Mais, après tout, il leur serait peut-être plus utile d’omettre ces choses que de les faire de cette manière.
On en voit d’autres qui pressent obstinément et avec importunité leurs pères spirituels de leur accorder ce qu’ils désirent, et qui le veulent obtenir presque par force. Que si on leur refuse ce qu’ils demandent, ils s’affligent comme des enfants; ils sont mécontents; ils s’imaginent qu’ils ne servent pas Dieu, puisqu’on ne leur permet pas de faire ce qu’ils voudraient. Car, ne s’appuyant que sur les tendresses de cœur et sur la propre volonté qui les entretiennent en leur dévotion, aussitôt qu’on les en prive pour les rendre conformes à la volonté de Dieu, ils s’attristent, ils languissent, ils perdent cœur, d’autant qu’ils croient que s’appliquer au service de Dieu d’une manière qui lui soit agréable, ce n’est autre chose que jouir, dans les exercices spirituels, de beaucoup de consolations intérieures.
De plus, il s’en trouve à qui la gourmandise spirituelle ôte tellement la connaissance de leurs misères et de leur bassesse, et imprime un si grand oubli de la crainte, de l’amour, de la vénération qu’ils doivent à Dieu, qu’ils ne se font point scrupule d’extorquer de leurs confesseurs le fréquent usage de la confession et de la communion; et, ce qui est pire, ils ne craignent pas de s’approcher de la sainte table sans leur avis, sans leur permission ; et même ils s’efforcent de leur cacher cette pratique. De sorte que ce désir déréglé de la sainte communion est cause qu’ils reçoivent le sacrement de Pénitence avec peu d’exactitude et beaucoup de négligence, se mettant plus en peine de manger simplement cette viande divine, que d’y participer avec la pureté et la perfection requises. Il leur serait néanmoins plus salutaire, et il y aurait plus de vertu, ayant le défaut qu’ils ont, de prendre des inclinations contraires, et de prier leurs confesseurs de ne leur pas ordonner des communions fréquentes. Cependant le meilleur parti qu’on peut prendre, dans ces deux extrémités, est de s’abandonner avec humilité à la volonté des pères spirituels. Mais ceux qui présument trop en ceci de leurs bonnes dispositions, se jettent dans de grands maux, et doivent craindre que cette témérité ne leur attire quelque punition.
Lorsque ces personnes mangent le corps de Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie, ils font plutôt leurs efforts pour se pénétrer de la douceur qui en coule, que pour adorer humblement et louer ce Dieu incarné, qui est présent en leur poitrine ; ils sont si persuadés que tout le fruit de la communion est renfermé dans ce goût et dans cette dévotion sensible, que, s’ils en sont privés, ils pensent n’avoir rien fait pour leur âme, et jugent peu favorablement des effets de la possession de Dieu. Ils ne peuvent se mettre en l’esprit que ce qui nous touche sensiblement, dans l’usage de ce très-divin sacrement, est le moindre fruit qu’on en tire, mais que c’est principalement la grâce invisible qu’il produit en nos âmes.
Aussi Dieu refuse souvent ce goût, afin qu’on le regarde plus purement avec les yeux de la foi. Ils voudraient enfin sentir Dieu et le goûter dans la participation des saints mystères et dans les autres exercices spirituels, comme s’il était capable d’être pris et touché d’une manière matérielle et sensible. Tout cela est assurément très-parfait et très-opposé à la nature et aux perfections de Dieu, qui demande de nous une foi très-pure et très-simple.
Ils se comportent suivant les mêmes principes dans l’oraison, convaincus que, pour être bonne, elle doit verser dans le cœur des torrents de consolations sensibles. De sorte qu’ils se fatiguent l’imagination, et s’épuisent la tête pour jouir de ces délices intérieures. Et, parce que s’ils n’en viennent pas à bout ils ont du chagrin et croient mal employer le temps, ils perdent la véritable dévotion, qui consiste en la persévérance dans l’oraison, en l’humilité, en la défiance de soi-même, et dans le seul désir de plaire à Dieu. Pour cette raison aussi, lorsqu’ils manquent une seule fois de se rassasier de ces plaisirs spirituels, ils ont une extrême peine à reprendre la méditation, ou ils en abandonnent l’exercice. Ils font à peu près comme les enfants, qui agirent, non point par raison, mais par sensualité : de même ils ne courent en la vie intérieure qu’après les consolations sensibles ; et pour cette fin ils lisent divers livres spirituels, et changent sans cesse les sujets de leurs oraisons. Si bien que c’est avec justice, avec sagesse et avec amour, que Dieu ne se fait pas sentir à eux. Ce refus de Dieu les préserve de plusieurs inconvénients considérables, que la gourmandise spirituelle leur attirerait. Ce qui me fait dire que la nuit obscure, c’est-à-dire la mortification, leur est nécessaire pour les délivrer de ces badineries puériles.
Les mêmes hommes sont encore fort tièdes et fort lâches dans le chemin de la croix : ils abhorrent l’amertume de leur propre abnégation; ils sont pleins d’une infinité d’autres défauts, auxquels Dieu apporte le remède efficace par les tentations, par les aridités, par les afflictions dont il les exerce, et qui font une partie de la nuit obscure : mais, de peur d’être trop long, je n’en dirai rien davantage. Il suffit d’assurer ici que la sobriété et la tempérance spirituelle tient des routes bien différentes : elle conduit à Dieu par le chemin de la mortification, de la crainte, de la soumission en toutes choses, et elle nous apprend que la perfection et la valeur des actions ne se trouve pas dans leur multitude, mais dans le renoncement de soi-même. De sorte que les commençants doivent s’appliquer surtout à parvenir à cette abnégation, autant qu’ils le peuvent, jusqu’à ce que Dieu les purifie dans la nuit obscure.
Source : « La Nuit obscure » de Saint Jean-de-la-Croix : chapitre VI.